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Et le Christ soupira

Prédication du dimanche 8 septembre 2024, par Bertrand Dicale

 

« Et le Christ soupira. »

Prédication du dimanche 8 septembre 2024, par Bertrand Dicale

 

Lectures bibliques : 

  • Esaïe 35, versets 4 à 7
  • Marc 7, versets 31 à 37

 

À propos de ce passage de l’évangile de Marc que nous venons d’entendre et de lire, on parle souvent, par commodité, de la guérison du sourd-muet – c’est d’ailleurs le titre de l’article Wikipedia, « guérison du sourd-muet de Décapole ».  

Un sourd-muet, c'est assez clair. Il n’y a pas d’ambiguïté et le miracle a le même niveau d’intelligibilité immédiate que d’autres guérisons dans l’évangile de Marc – le Christ guérit un lépreux, un paralysé, un épileptique, un aveugle, il guérit la belle-mère de Pierre qui est alitée avec une forte fièvre…

Alors, puisque toutes ces guérisons sont limpides, on simplifiera en disant que le Christ guérit un sourd muet. 

Mais à la lettre, dans la langue grecque de la rédaction de cet évangile, ce n’est pas un « sourd-muet ».

Dans la Bible en français courant que nous avons lue, il est question d’« un homme qui était sourd et qui avait de la peine à parler. » 

Les traductions en usage dans des dénominations et des époques variées du protestantisme francophone nous disent par exemple : « un sourd qui avait la parole empêchée » – c'est la Bible de Neuchâtel, la Bible Martin, la Bible Ostervald.

La traduction Darby nous parle d'un « sourd qui parlait avec peine »

Les éditions successives de la Segond évoquent « un sourd qui avait de la difficulté à parler ».

Du côté des traductions œcuméniques, la Bible de Jérusalem et la traduction œcuménique de la Bible parlent d’« un sourd, qui de plus parlait difficilement. »

Une traduction catholique, la Bible Crampon, précise même « un sourd bègue ».

Avoir la parole empêchée, parler avec difficulté, être bègue, ce n’est pas être muet, semble-t-il.

Et cela est intéressant, que le Christ guérisse un homme dont on comprend qu’il pourrait physiquement parler mais n’y parvient pas correctement. Pour des Chrétiens du XXIe siècle, la nuance est instructive. Nous vivons dans un monde dans lequel nous admettons sans peine que, si quelqu'un parle difficilement, la psychanalyse et la médecine aient quelque chose à nous dire sur d’autres puissances que la maladie, le handicap, les atteintes physiques du corps – nous savons quelles forces du psychisme peuvent empêcher les organes de fonctionner normalement.

 

Avant de réfléchir à ce que signifie cette nuance – ne pas être muet mais ne pas pouvoir s’exprimer correctement –, avant cela, rappelons-nous pourquoi le Christ guérit des malades qu’on lui présente.

N'oublions pas que Jésus, dans sa prédication itinérante en Galilée, qui occupe près de la moitié du texte de l'évangile de Marc, le plus ancien des évangiles, ne guérit pas au hasard. Il n’est pas un rabbi thaumaturge qui chasse la maladie, l’infirmité et la mort où qu’il aille et de manière indifférenciée.

Ses miracles sont des signes – c’est d’ailleurs le mot le plus employé dans la langue grecque du Nouveau Testament pour désigner ce qu’accomplit le Christ et qui contrevient à l’ordre « naturel » des choses : séméion, le signe en grec.

Vous le savez, les miracles du Christ ne sont pas de la même nature que les miracles de l'Ancien Testament. Quand l'Éternel ouvre la mer Rouge devant les Hébreux poursuivis par Pharaon et la referme sur son armée, quand il répand la manne dans le désert, quand il fait tomber le feu sur les poursuivants de son prophète Élie, c'est toujours pour affirmer de manière spectaculaire son alliance avec le peuple élu.

Les miracles du Christ tels que les racontent les quatre évangiles sont plutôt des promesses, des annonces – les signes avant-coureurs du royaume de Dieu, et les signes annonciateurs du miracle absolu, pourrait-on dire : le miracle de Pâques, le retour du Christ d’entre les morts.

Surtout, ces miracles sont des discours théologiques. Ils contiennent des enseignements que, génération après génération, les lecteurs des écritures sont invités à méditer, à décrypter, à inviter dans leur propre vie.

Oui, inviter dans la vie de chaque femme, de chaque homme qui chemine avec le Christ, sur les routes de Galilée comme une vingtaine de siècles plus tard, ici et maintenant. Car je ne sais pas si les guérisons que nous raconte le rédacteur de ce récit – et que nous avons l’habitude d’appeler Marc –, je ne sais pas si ces guérisons, il y a cinq générations, ou il y a cinq siècles, ou il y a deux mille ans, étaient plus vraisemblables, plus crédibles qu’aujourd’hui. Je ne sais pas si, du vivant de l’évangéliste Marc, ou du vivant d’Olivétan et Castellion (les premiers traducteurs réformés de la Bible en langue française, au 16e siècle), ou du vivant de Louis Segond, on pouvait croire dès la première lecture qu’un lépreux, un aveugle, un paralytique puisse guérir ainsi.

Je ne sais pas ; mais je sais, en revanche, que ces signes visent à nous mettre en marche – nous, notre foi, notre fidélité au Christ et donc notre capacité, ensemble, à être église. Et ces discours, ces signes, ces miracles nous enseignent avec d’autant plus de force qu’ils sont à dessein un peu obscurs, un peu ambigus…

C’est un peu le même statut que les paraboles – paraboles rares chez Marc : on en compte à peine une dizaine, contre trente paraboles dans l’évangile de Luc et vingt-six chez Matthieu.

Et chez Matthieu, justement, au chapitre 13, voici les explications du Christ à ses disciples quant à ses paraboles. Il parle des gens qui croisent sa prédication :

« C'est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu'en voyant ils ne voient point, et qu'en entendant ils n'entendent ni ne comprennent. (…) Car le cœur de ce peuple est devenu insensible. Ils ont endurci leurs oreilles, et ils ont fermé leurs yeux, de peur qu'ils ne voient de leurs yeux, qu'ils n'entendent de leurs oreilles, qu'ils ne comprennent de leur cœur, qu'ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse. Mais heureux sont vos yeux, parce qu'ils voient, et vos oreilles, parce qu'elles entendent ! »

 

Et quand le Christ parle ainsi, nous sommes d’autant mieux invités à réfléchir à ce sourd qui parle avec difficulté et à ce que cette guérison signifie pour nos vies – c’est-à-dire beaucoup plus que l’émerveillement devant un prodige médical.

D’ailleurs, avec notre vision XXIe siècle, et avec notre tempérament de protestants, nous sommes un peu rétifs devant cette sorte de tour de magie.

Parce qu’il y a une succession de gestes accomplis par le Christ : les doigts dans les oreilles, la salive appliquée sur la langue, l’ordre lancé en araméen – qui nous est transmis en version originale, et pas directement dans sa traduction grecque, comme si la langue de Jésus avait une plus grande efficacité que n’importe quelle autre… Oui, tout cela semble un peu magique.

Dans le contexte de ce passage, notons qu’au chapitre suivant de l’évangile de Marc, à Bethsaïde – sur le lac de Tibériade, la ville d’où sont originaires six des douze apôtres –, le Christ rend la vue à un aveugle (Mc, 8, 22-30). Là encore, on lui amène un homme affecté par une souffrance ; là encore, il l’écarte de la foule ; là encore, il lui touche les yeux – les organes malades – ; là encore, il y applique sa salive ; là encore, le Christ demande à l’homme de ne rien dire.

Si l’on rapproche ces deux épisodes, on peut dire que Jésus accomplit la prophétie d’Esaïe que l’on a entendue tout à l’heure dans nos lectures – prophétie prononcée sept siècles avant le Christ – « alors les yeux des aveugles s’ouvriront, et les oreilles des sourds entendront … et le muet exprimera sa joie ». 

Et sur le chemin du retour, après ce dernier miracle – ce dernier signe – de la prédication en Galilée, survient le dialogue célèbre entre les disciples et Jésus qui leur a demandé « Qui dit-on que je suis ? », et la réponse décisive de Pierre : « Tu es le Christ ».

Verset 30 : « Jésus leur recommanda sévèrement de ne dire cela de lui à personne. »

Ce n'est pas la seule fois que le Christ demande à ses disciples de ne pas ébruiter un de ses miracles – il le fait quatre fois, explicitement, dans cet évangile. Les théologiens désignent cette demande comme constituant le secret messianique : Jésus ne veut pas que tous les hommes sachent vraiment qui il est ; pour l’instant, il est ce prédicateur juif itinérant accompagné par quelques disciples, comme il y en a d’autres à ce moment-là. Le peuple juif puis le monde entier attendront encore pour savoir qu’il est le Christ – ce sera quand il comparaitra devant le Sanhédrin et s’affirmera fils de Dieu, ce qui amènera sa condamnation à mort.

Or, quant à la guérison de ce sourd qui ne peut parler convenablement, notre texte dit bien que Jésus n’est pas obéi – « plus il le leur recommandait, plus ils répandaient la nouvelle. Ils disaient : « Il fait entendre les sourds et parler les muets ! »

Au passage, on voit bien comment un miracle, avec un homme, un seul, est immédiatement généralisé : « Il fait entendre les sourds et parler les muets ! »

 

Mais si, au début de cette méditation, je me suis arrêté sur les nuances entre traductions de l’évangile de Marc, c’est aussi parce que cette guérison n’est pas aussi simple que ce que disent les gens de Décapole.

Jésus ne fait pas parler un muet – trop facile. Il fait parler normalement, correctement, aisément, distinctement – justement, dit même une traduction. Il rend à cet homme la capacité à parler clairement, et donc à être entendu, compris, à communiquer avec les autres humains.

À un paralysé (chapitre 12, et notre pasteure Sophie Ollier a magnifiquement prêché sur ce passage la semaine dernière), à un paralysé, le Christ dit : « lève-toi, prends ton brancard et rentre chez toi ». Une sorte de simplicité verticale dans le miracle.

Là, nous avons des gestes, cette formule magique en araméen – ephphata – mais un détail, auparavant : verset 34 : « puis il leva les yeux vers le ciel, soupira ». Il soupire.

C’est une des deux fois que le Christ soupire dans l’évangile de Marc. Un soupir – peut-être est-ce un soupir de lassitude comme lorsqu’il soupire en discutant avec les Pharisiens qui lui demandent un signe venu du ciel.

Sans doute est-ce le soupir de l’effort, de la compassion – peut-être même le soupir de l’effort. Et, après ce soupir, Jésus peut délivrer la formule qui, enfin, libère l’homme de ses incapacités à communiquer avec les autres.

 

Un effort, donc ? Cela nous rappelle évidemment l’aveugle de Bethsaïde, au chapitre 8. Le Christ lui met de la salive sur les yeux, lui impose les mains puis lui demande s’il voit. L’homme répond : « Je vois les gens, ils sont comme des arbres que je vois marcher. » Alors Jésus remet les mains sur les yeux de l’homme. Et alors l’aveugle voit. Le Christ a dû s’y reprendre à deux fois.

Puisque les miracles sont des signes qu’il nous faut décrypter, on peut se demander pourquoi il nous est dit que le Christ n’accomplit pas ces deux guérisons de manière aussi simple que d’autres ; pourquoi elles semblent moins faciles que d’autres – un paralysé, un lépreux, un possédé…

Peut-être l’extrait que nous lisons aujourd’hui nous dit-il surtout cela : le plus difficile à guérir pour le Christ n’est pas la maladie, l’incapacité, la souffrance et même parfois la mort, mais ce qui sépare les humains les uns des autres – ne pas pouvoir les entendre, ne pas pouvoir leur parler.

Et puisque chacune des paraboles, chacune des paroles du Christ s‘adresse à la fois à chacun d’entre nous et à nous tous ensemble, nous qui formons l’Église, ce sourd qui ne peut parler normalement n’est-il pas aussi l’Église impuissante, les fidèles maladroits, l’histoire de la conversion toujours recommencée parce que toujours inachevée ?

Si le programme de lectures de notre église – et de la plupart des églises de langue française, protestantes comme catholiques – associe la guérison du sourd de Décapole au passage d’Ésaïe qui promet que les sourds entendront et que le muet exprimera sa joie, c’est bien pour cela : il ne s’agit pas seulement d’entendre la parole de Dieu et de rendre des actions de grâce à pleine voix, mais que notre ouïe se tende vers nos prochains, que notre parole s’adresse à eux.

Et c’est pourquoi cet homme dont nous parle Marc n’est pas vraiment muet physiquement : sa parole est empêchée, incapable, incomplète. Il faut que le Christ la lui rende, et le Christ n’y parvient pas facilement.

Son église, nous le savons bien, peut faire beaucoup de choses – et même contribuer à rendre meilleur le monde et la vie que nous vivons. Mais, nous le savons tous, aussi, parler clairement la langue que nous enseigne le Christ est infiniment difficile – et nous donne parfois le sentiment d’un idéal impossible à atteindre, que ce soit en église ou dans notre vie à chacun d’entre nous. Quand nous prions pour que l’Esprit saint inspire ce que nous disons, nous savons l’immensité du chemin à parcourir par rapport à ce que nous disons, chaque jour de nos vies.

Et, avec son petit soupir juste avant de dire « ouvre-toi », le Christ nous délivre mieux qu’un conseil, qu’un commandement, qu’un encouragement : il témoigne qu’il sait ce par quoi nous passons ; qu’il sait que notre parole et notre écoute sont peut-être les pires de nos infirmités. Et que, de manière générale, c’est à notre prochain que nous sommes sourds, à notre prochain que nous sommes aveugles, avec notre prochain que notre parole est empêchée.

Oui, il nous répète la promesse d’Esaïe. Oui, il nous invite à croire que cette promesse s’accomplira – que nous entendrons, que nous verrons, que nous parlerons. Et depuis Esaïe, et depuis le Christ, nous nous efforçons de croire que cela viendra, que nos oreilles, que nos yeux, que nos langues sauront enfin être justes, et fidèles à ce que nous demande notre Seigneur.

Cela que l’on appelle l’espérance. Et cette espérance fonde notre église – espérance en notre écoute, espérance en notre écoute. Et cette espérance est inépuisable, aussi inépuisable que notre surdité est inépuisable, aussi inépuisable que notre parole est inépuisablement empêchée. Et, inépuisablement, le Christ soupire – et il nous dit « ouvre-toi ».

Amen.