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Les bannis du Seigneur

Prédication du dimanche 25 juin 2023, par Valérie Nicolet, Doyenne de l'Institut Protestant de Théologie de Paris

 

Les bannis du Seigneur

par Valérie Nicolet, Doyenne de l'Institut Protestant de Théologie de Paris

Culte du dimanche 25 juin 2023

 

Lectures bibliques :

  • Esaïe 56, versets 1 à 8
  • Actes 8, versets 26 à 40

 

Ce que j’aime dans les textes bibliques, et ce pour quoi je continue d’y revenir, c’est leur capacité à m’étonner. C’est vrai bien sûr d’autres livres, nous avons tous et toutes des récits, des histoires auxquelles nous aimons retourner, car elles ont formé qui nous sommes. Y revenir plus tard nous montre comment nous avons évolué, grandi, changé, et certains récits nous permettent alors de continuer notre processus de maturation. La Bible occupe ce rôle de témoin dans ma vie. Je reviens à des textes que je connais bien, je les redécouvre à la lumière de ce qui m’est arrivé, et je les laisse m’interroger, me transformer.

 

C’est le cas avec le récit assez connu de l’eunuque en Actes 8. Sa rencontre avec Philippe fait un peu partie de mon best-of des récits bibliques. Je ne vous cache pas qu’il y a beaucoup de textes bibliques avec lesquels j’ai des problèmes, avec lesquels j’ai besoin de prendre distance, que je critique, démonte, reconstruit. Des textes pour lesquels l’étude du contexte historique, culturel, social me permet de mieux comprendre, de trouver des façons de dialoguer avec des passages difficiles. Ce n’est pas le cas de l’histoire de l’eunuque. Je ne trouve rien à redire à ce passage.

 

Tout y fonctionne bien. Le récit est bien raconté, les personnages sont sympathiques. Il y a même un happy end qui fait du bien. Il a tous les éléments d’une bonne histoire, bien menée. Les personnages d’abord. Pour un récit biblique, ils sont relativement bien développés. Philippe, d’abord, qui a son petit moment de gloire dans cette section des Actes. Il est bien sûr mentionné quelques fois dans les évangiles, dans la liste des douze apôtres par exemple que l’on trouve chez Matthieu (10,3), chez Marc (3,18), et chez Luc (6,14). Mais là il n’est guère qu’un nom parmi d’autres. Chez Jean, il est le troisième disciple appelé par Jésus (Jn 1,43), celui qui va ensuite chercher Nathanaël, et lui explique que celui annoncé par Moïse et les prophètes s’est incarné dans Jésus. Philippe réapparaît quelques fois dans l’évangile de Jean, souvent en conversation avec Jésus pour de petites vignettes d’enseignement ( Jn 6,5 : c’est à Philippe que Jésus confie la tâche de nourrir les foules avant la multiplication des pains ; Jn 12,21 : Philippe comme intermédiaire des grecs qui veulent voir Jésus ; Jn 14,8 : voir Jésus c’est voir le père). Ce n'est pas la figure la plus glamour des évangiles, et pas celui qui a le plus d’autorité non plus. Mais Actes 8 est son chapitre. Il disparaît d’ailleurs du récit après son quart d’heure de célébrité et ne réapparaîtra plus qu’au chapitre 21, où on mentionnera sa maison.

 

En Actes 8, qu’apprenons-nous à son sujet ? Le récit nous le présente en train de travailler en Samarie. Il y proclame le Christ, et a beaucoup de succès, aussi grâce aux signes qu’il accomplit. Il retourne un peu à l’arrière-plan ensuite, car Pierre et Jean se rendent également en Samarie, et éclipsent Philippe. À la fin de leur tâche, tous les trois rentrent à Jérusalem. Philippe retrouve le devant de la scène quand un messager du seigneur l’envoie en mission. C’est une stratégie habituelle du livre des Actes que d’avoir une intervention divine qui permet d’orienter ou de réorienter les pas des différents protagonistes. Le messager l’envoie dans le désert, vers le sud, sur la route qui relie Jérusalem, au centre du pays, vers Gaza, au bord de la mer. Philippe obéit immédiatement, ce qui est aussi une des caractéristiques des récits des Actes à propos des disciples de Jésus.

 

Ensuite, il y a bien sûr l’eunuque. Vous savez sûrement que ce personnage n’apparaît qu’ici dans le livre des Actes, où il est bien évidemment central. Il disparaît ensuite complètement de l’histoire. À ce titre, on pourra bien sûr se demander quelle est sa fonction dans ce récit, au-delà de l’histoire racontée. Ce qui lui arrive est significatif, mais pas seulement pour son histoire personnelle, plutôt pour sa valeur symbolique. Il faudra réfléchir à ce que cet épisode signifie pour la compréhension de l’histoire du monde qui est racontée par les Actes. On y reviendra.

 

Mais pour l’instant, on peut remarquer qu’on nous dit beaucoup de choses de ce personnage. Tout d’abord, tout personnage symbolique ou fictif qu’il soit, il est inscrit dans l’histoire (encore une stratégie récurrente de l’auteur du livre des Actes !). Il est présenté comme étant au service d’une reine qu’on appelle Candace. En fait, c’est probablement une référence aux reines du Royaume de Koush (284 avant notre ère-314 de notre ère), installées à Méroé, et qu’on appelait Candaces en méroïtique. Il pouvait faire référence à une reine-mère, ou à une régente, mais aussi à une reine qui régnait en toute autonomie. Dans les années 40 de notre ère, il aurait pu s’agir d’Amantitere, Candace de cette époque. À l’époque, Koush, et la ville de Méroé, était très prospère, et possédait sa propre culture. Cela peut expliquer la richesse qui est attribué à l’eunuque. Il administre le trésor de la Candace, mais a aussi les moyens pour se rendre à Jérusalem et il possède un rouleau du prophète Ésaïe, un objet de luxe. De ce point de vue, l’eunuque est un privilégié, proche du pouvoir, riche, éduqué, et supérieur à Philippe, prédicateur itinérant pauvre.

 

Pourtant le personnage n’est pas unidimensionnel, vous l’avez sûrement remarqué. Par rapport aux juifs, il est bien sûr étranger, profane au sens où comme non-juif, il ne peut avoir accès à l’intérieur du Temple par exemple. C’est un polythéiste, une personne dont les juifs doivent se séparer, voire se protéger. Son appartenance ethnique l’exclut du peuple d’Israël. De plus, son identité de genre le rend également problématique. Il s’éloigne des critères définissant la masculinité à l’époque. Privé d’organes génitaux mâles, esclave au service d’une reine, il ne peut prétendre à une identité de genre claire dans l’Antiquité. Son genre et son statut social le marginalisent. Pour les juifs de l’Antiquité, il serait de plus condamné, à travers un texte comme Deutéronome 23,1, par exemple, qui interdit à tout mâle dont les organes génitaux ont été mutilés de faire partie de l’assemblée du seigneur.

 

L’intervention divine fait se rencontrer ces deux personnages qui n’ont a priori rien en commun. Et le miracle de ce récit est un miracle de tous les jours, qui se reproduit régulièrement, mais n’en reste pas moins un miracle et une grâce : c’est le miracle d’une rencontre. De deux personnes qui véritablement se rencontrent et se trouvent, partagent un moment qui relance une dynamique de vie. La philosophe Claire Marin parle des débuts qui hésitent, mais qui valent le voyage. La rencontre entre l’eunuque et Philippe, au milieu du désert (encore un lieu liminaire), entre deux personnages improbables, vaut le voyage, ou plutôt les voyages. Celui de Philippe sur une route au milieu du désert, celui de l’eunuque qui revient d’un pèlerinage à Jérusalem qui n’a pu l’amener qu’aux portes extérieures du Temple.

 

Ce début vaut le voyage, et comme le souligne Claire Marin, il commence par hésiter. Il s’ouvre par une question « Comprends-tu ce que tu lis ? » et un aveu d’incompétence, presqu’un appel à l’aide, même si cet appel reste digne et sobre : « comment pourrais-je comprendre, si personne ne me guide ? ». De ce début hésitant surgissent d’autres questions. Celle à propos de la personne de Jésus : « de qui le prophète dit-il cela ? » et celle, infiniment plus vulnérable, à propos de la personne de l’eunuque : « qu’est-ce-qui m’empêche de recevoir le baptême ? ». Implicite dans cette question se tient l’hésitation de l’eunuque, qui sait toutes les choses qui dans le contexte social du 1er siècle pouvaient être utilisées pour s’opposer à son baptême : son ethnicité bien sûr, sa classe sociale, mais aussi cette exclusion violente à l’égard des mutilés qui le place au-dehors de l’assemblée du Seigneur, qui en fait un « banni d’Israël », comme le dit la traduction d’Ésaïe dans la version de la NBS.

 

En ce week-end de marche des fiertés à Paris, comment ne pas entendre dans la question de l’eunuque la souffrance et la crainte des croyants et croyantes LGBTQ face à des communautés chrétiennes qui bien souvent encore leur font violence ou les excluent de manière plus ou moins explicite et plus ou moins cruelle ? Cette question « qu’est-ce qui m’empêche de recevoir le baptême ? » est à la fois pleine d’angoisse et remplie d’espoir. Angoisse car elle présuppose une exclusion redoutée mais attendue. Pleine d’espoir, car elle ouvre un possible. Oui, Philippe, en juif de son temps, pourrait lister à l’eunuque les préjudices religieux qui s’opposent à son baptême. Mais il n’en est rien. Philippe rejoint l’eunuque dans l’eau et le baptise.

 

Comme le dit le bibliste Justin Tanis dans son interprétation de ce passage, le geste de Philippe exemplifie la force et la puissance contenues dans l’action d’une personne qui, à travers un geste d’inclusion, fait toute la différence. C’est ce qui peut également expliquer la joie qui habite l’eunuque après le baptême. Ce n’est pas simplement la joie d’avoir été intégré dans le peuple de Dieu. L’eunuque s’attendait à des résistances, à des obstacles, à des difficultés, à des compromis. Au lieu de cela, il reçoit l’acceptance de Philippe, une acceptance qui n’efface pas son identité d’eunuque. C’est en tant qu’eunuque, dans toute la singularité de son identité de genre, que l’eunuque est reçu par Philippe et inclus dans la communauté. Il y contribue avec toute sa personne.

 

Et c’est là l’immense force symbolique de cette histoire. L’eunuque ne doit pas expliquer son identité de genre, il n’est pas baptisé malgré le fait qu’il était eunuque. Il est accueilli dans tout ce qu’il est et amène à la communauté. La portée symbolique du récit résonne plus fortement si on le met en lien avec le passage d’Ésaïe qui est aussi une des lectures bibliques proposées pour aujourd’hui. Le récit précise en effet bien que dans la rencontre de l’eunuque et de Philippe, c’est la volonté divine qui s’exprime. C’est Dieu qui a placé Philippe sur le chemin de l’eunuque, c’est l’esprit qui pousse Philippe à entrer en conversation avec l’eunuque. Le cadre du texte indique que Philippe n’agit pas de son propre gré mais qu’il obéit à la volonté divine. Dans son geste d’inclusion à l’égard d’une personne queer, c’est Dieu qui agit. Et dans ce geste symbolique, Actes montre comment Dieu accomplit ce que Dieu avait annoncé par le prophète Ésaïe. Il ne s’agit donc pas seulement de l’inclusion d’une personne, avec tout ce qu’elle est, mais il s’agit pour les Actes de montrer également comment la nouvelle communauté inaugurée par Jésus incarne le royaume et la justice de Dieu.

 

Ésaïe annonce la justice de Dieu qui s’installe, et dans cette justice qui s’installe, dans cette nouvelle communauté qui prend ses marques, les eunuques sont un signe du temps messianique, du salut. Ce sont eux, avec les étrangers, les bannis d’Israël, qui dessinent le nouveau visage de la communauté de Dieu. Dans ce royaume, la justice de Dieu ne se manifeste pas par le jugement et la condamnation de celles et ceux qui sont présentés comme les bannis d’Israël, elle ne se révèle pas dans la destruction de celles et ceux qui se trouvent aux marges de la communauté, hier comme aujourd’hui.

 

Au contraire, la justice de Dieu s’incarne dans une place nouvelle faite à celles et ceux qui traditionnellement étaient rejeté·e·s du peuple de Dieu. Aux eunuques, Dieu donnera un monument et un nom dans sa maison, et Dieu amènera les étrangers dans sa montagne sacrée. Dans le temps de la fin que Jésus inaugure pour les Actes, le peuple de Dieu rassemblera celles et ceux que les êtres humains ont voulu identifier comme des « bannis d’Israël ». Le récit de la rencontre entre l’eunuque et Philippe, rencontre initiée par la volonté de Dieu, nous indique que ce rassemblement des bannis du Seigneur est précisément le lieu de l’incarnation de la justice de Dieu, une cause de joie, et de fierté.

 

Amen.