Une veuve pauvre
"La bourse et la vie"
Une veuve pauvre ("Femmes d'Evangile" 2/4)
Texte de la prédication de Dorothée Gallois-Cochet, 11 août 2024
Lecture : Marc 12, 38 à 44
Dimanche dernier, nous avons commencé un cycle de prédication sur des femmes dans l’Evangile de Marc et Christian Baccuet nous a parlé d’une femme mise à l’écart de la société parce que selon les règles religieuses de son époque, elle était impure. Par la grâce d’une rencontre avec Jésus, cette femme est guérie et reçoit le don de l’immense tendresse du Père.
Dans le texte du jour, il est encore question d’une femme qui subit la dureté des règles religieuses de son époque. Ce passage, dit de la veuve pauvre, nous invite à réfléchir à trois questions que j’aborderai successivement dans ma méditation. La vigilance, le don et la confiance.
(I) La vigilance, d’abord.
L’enseignement de Jésus commence comme une critique très virulente des maîtres de la loi, de ces chefs religieux dont la fonction était d’étudier et d’expliquer les commandements de Dieu pour le peuple d’Israël.
Jésus dénonce leur comportement ostentatoire, leur quête d’honneur et de prestige dans la cité. Il décrit leur vanité et leur fatuité. Mais ce que Jésus dénonce davantage encore, c’est que, dans le même temps ces maîtres de la loi font de longues prières pour donner l’apparence d’être de bons religieux. Par leur manière d’agir, ils dénaturent la prière pour en faire une convenance sociale, au lieu de cet élan du cœur qui engage tout notre être et nous rapproche de Dieu.
C’est ce détournement de la prière, qui s’apparente au blasphème, qui déclenche le jugement le plus sévère de la part de Dieu.
Et cette critique des maîtres de la loi, commence par « attention ».
« Attention aux maîtres de la loi », dit Jésus ou encore « prenez garde aux maîtres de la loi », selon les traductions. Jésus adresse donc une mise en garde à la foule qui l’écoute, la foule qui l’écoute dans le temple de Jérusalem, mais aussi à toute la foule des lecteurs et lectrices de la bible, dont nous sommes.
Quel est ce danger contre lequel Jésus nous met en garde ? On comprend que les maîtres de la loi ne sont pas un danger pour les autres, mais pour eux-mêmes, de par la vanité de leur vie.
Cette mise en garde vaut pour moi, pour toi. A travers ce texte, nous ne sommes pas invités à être l’observateur ou l’observatrice de personnages ridicules, mais à comprendre que ce qui est le plus méprisable aux yeux de Dieu, c’est l’incohérence entre l’apparence d’une vie tournée vers Dieu et la réalité d’une vie préoccupée de reconnaissance sociale. Le danger ne vient pas de l’extérieur, il est au creux et au cœur de chacun chacune de nous, c’est le danger que nous représentons pour nous-mêmes lorsque nous menons nos vies en ne mettant pas les priorités dans le bon ordre. Face à ce danger, Jésus nous alerte, il nous appelle à la vigilance personnelle.
Et l’histoire de la veuve pauvre, prend racine dans ce passage sur les maîtres de la loi, puisque Jésus dit que les maîtres de la loi dépouillent les veuves de leurs biens ou, selon les traductions, qu’ils dévorent les maisons des veuves.
La veuve pauvre ? un pléonasme au temps de Jésus, où la situation des veuves est synonyme de la plus extrême précarité. A l’époque, les femmes n’avaient pas la possibilité de travailler pour subvenir à leurs besoins ; elles n’avaient pas non plus le droit de propriété. Avec les mots d’aujourd’hui, on dirait qu’elles n’avaient pas la capacité civile. Elles étaient donc totalement dépendantes de leur mari. Que celui-ci vienne à mourir et la femme, veuve, était vouée à l’abandon et à la misère, dépendante de la charité pour survivre. Sauf à se remarier, échappant alors à sa condition de veuve.
Dans l’ancien testament, de nombreux passages associent les veuves, les orphelins et les étrangers pour désigner le dénuement des êtres les plus vulnérables (on en trouve des exemples dans l’Exode ou le Deutéronome). Cette figure ne correspond plus à la société d’aujourd’hui, où les veuves ne sont pas spécialement pauvres ni vulnérables. Si Jésus venait aujourd’hui pour nous livrer cet enseignement, il nous parlerait certainement d’une femme étrangère, migrante, sans papiers, isolée et exposée à l’emprise de réseaux mafieux. Il faut donc lire ce texte en voyant dans la veuve pauvre une incarnation de la vulnérabilité.
Et avec cette image des maîtres de la loi qui dépouillent les veuves de leurs biens, Jésus nous dit que eux, les religieux, ils devraient être particulièrement attentifs aux personnes les plus vulnérables, ils devraient avoir le souci de les protéger ; et au lieu de cela, ils acceptent un système social qui enferme les veuves dans leur vulnérabilité. Or ces religieux sont très respectés et ont valeur d’exemple pour le peuple. Si les religieux s’érigeaient contre le système qui accable les veuves, ils seraient sans doute suivis par toute la société.
Mais ils acceptent et entretiennent ce système, au lieu de le renverser comme Jésus a renversé les tables des marchands du temple. Ce faisant, ils défaillent à l’essence de la mission de l’Eglise et donc à l’essence de leur mission : protéger les plus fragiles et les entourer de leur compassion. Ce passage fait écho aujourd’hui avec ce que l’Eglise, en tant qu’assemblée des croyants, est appelée à faire lorsque la société ne prend plus soin des plus vulnérables.
(II) Après avoir dénoncé les maîtres de la loi, Jésus nous parle d’une veuve en particulier, et c’est alors que son récit aborde la question du don. C’est le deuxième point.
Jésus est donc dans le temple, assis en face du tronc, là où la foule donne de l’argent. Et il regarde les personnes qui défilent, et comment elles mettent de l’argent. Je ne sais pas comment vous imaginez la scène. Moi j’imagine Jésus assis comme le penseur de Rodin, avec une jambe repliée et la main au menton, regardant chacun avec intensité.
Le regard de Jésus transperce et met à nu tous ceux qui défilent pour porter leur offrande. Devant Jésus, nous ne sommes plus dans les apparences, comme l’étaient les maîtres de la loi, mais dans la transparence.
Jésus voit que de nombreux riches mettent beaucoup d’argent. A l’époque, cet argent, ce sont des pièces sonnantes et trébuchantes, la traduction de la bible Segond nous parle de monnaie de bronze ; on est loin du silence feutré de nos collectes avec carte bancaire et épuisettes ourlées de velours.
Beaucoup d’argent, ça veut dire beaucoup de pièces. Il faut imaginer le bruit de ces bourses entières qui se déversent dans le tronc. Cette offrande bruyante des riches fait d’ailleurs écho avec la manière d’être des maîtres de la loi qui est ostentatoire, elle contraste avec le tintement léger des deux piécettes de la veuve.
Entendre dans ce récit que de nombreux riches donnent beaucoup m’invite à la réflexion. Je suis assurément du côté des riches, comme certainement la majeure partie d’entre vous dans cette paroisse des beaux quartiers de la capitale d’un pays riche. Ceux qui ne se sentiraient pas riches en comparaison de la population française ne le sont-ils pas par rapport à la population mondiale ? Je fais le pari que personne ici ne souffre de malnutrition, d’inaccès à l’eau potable, et qu’aucun de vous ne dort dans la rue ou dans une misérable cabane. Et si je suis du côté des riches, alors il est normal et banal qu’à l’instar des riches du temple de Jérusalem, je donne beaucoup.
Mais beaucoup, ça veut dire quoi exactement ? La veuve pauvre, elle, donne deux petites pièces. Mais ces deux piécettes, c’est tout ce qu’elle possède, tout ce qu’elle a pour vivre. On se dit que la veuve aurait pu se contenter de donner la dime, 10% de ses revenus, comme cela est indiqué dans l’ancien testament, et que cela aurait déjà été une offrande généreuse. On se dit qu’elle aurait pu être un peu plus raisonnable, penser au lendemain et garder une pièce pour ne donner que l’autre. La moitié de sa fortune, cela aurait été un don immensément généreux.
Mais la veuve donne tout ce qu’elle a. Ainsi, la générosité de la veuve relativise celle des riches, car même si la valeur faciale de leur don est élevée, ils ne donnent, eux, que leur superflu. Dans ce jeu de miroir entre les riches et la veuve, Jésus critique l’usage que les riches font de leur argent. Il dénonce ces riches qui ne donnent que leur surplus, ce dont ils n’ont pas besoin pour vivre. Dans ce passage comme dans d’autres, la Bible nous dit que l’argent n’est pas mauvais en soi, mais que notre rapport à l’argent peut nous rendre esclave si l’argent génère chez nous un comportement d’accumulation et de convoitise.
Le don de la veuve nous montre que personne n’est trop pauvre pour n’avoir rien à donner. Le don est source de joie et cette joie est accessible à chacun, quelle que soit sa fortune. Et la joie est démultipliée lorsque nous donnons avec abondance, bien au-delà du superflu, car un tel don brise la domination de l’argent dans nos vies et nous rend libres.
Ainsi, ce récit nous invite à réfléchir à la qualité de notre don, à notre propre générosité. Est-elle à l’image de celle des riches ou de celle de la veuve pauvre ?
On peut quand même se demander s’il n’y a pas quelque chose d’absurde dans le don de cette veuve. Ce don qui pour elle montre une générosité incommensurable ne va rien changer pour le Trésor du temple, déjà abondamment rempli de l’argent des riches. En outre, la veuve donne au Trésor du temple, trésor qui est géré par les maîtres de la loi, ceux-là même qui exploitent son infortune. Pourquoi ne donne-t-elle pas plutôt ses pièces à une autre veuve ou à une orpheline, dans un geste de solidarité ?
Si la veuve donne toute sa maigre fortune, c’est sans doute à cause du système sacrificiel dans lequel s’inscrivaient les offrandes au temple, une sorte de version originale des indulgences du Moyen Age. Dans un tel système, une contribution en argent est nécessaire pour bénéficier de la grâce de Dieu, quand bien même l’on serait démuni. On est loin du don gratuit de l’amour de Dieu annoncé par le nouveau testament.
La veuve donne sans doute toute sa fortune par crainte que ses deux petites pièces soient très insuffisantes pour acquérir la grâce divine. Elle va au bout de sa condition et accepte dans l’obéissance ce système qui la dépouille totalement.
(III) Et Jésus qui est là, et qui voit, reconnait dans cette offrande de la veuve pauvre un acte de confiance et de foi. C’est le troisième point.
Je ne lis pas le grec, mais j’ai lu qu’en grec le mot utilisé à la fin du verset 44 est le mot « bios », qui signifie la vie. On pourrait traduire par « cette veuve pauvre elle, a pris de son manque, a donné toute sa vie ». Ainsi, elle ne donne pas seulement tout ce qu’elle a, mais tout ce qu’elle est. Au-delà de son argent, la veuve fait offrande de sa vie entière à Dieu. Le don matériel est dépassé, transfiguré par ce don total de soi.
Le don de la veuve prend ainsi une dimension théologique. Il n’est plus seulement question de générosité, mais de foi. La veuve vit pleinement sa vie, en choisissant de la remettre à Dieu. Le contraste est saisissant avec les maîtres de la loi qui demeurent emprisonnés dans les apparences, extérieurs à la vraie vie.
Par ailleurs, ce geste de confiance et d’abandon de la veuve pauvre préfigure celui de Jésus, qui, quelques jours plus tard, donnera sa vie pour nous sur la croix.
La dimension prophétique du récit est confirmée par le fait qu’à ce moment-là, Jésus qui était en train de s’adresser à la foule, appelle ses disciples et c’est à eux qu’il dit que cette veuve a mis plus que tous les autres, car eux ont mis leur abondance, mais elle a mis sa vie même.
Ce qui doit nous encourager, c’est que l’acte de foi de la veuve pauvre, cet abandon entre les mains de Dieu, est accessible à chacun, riche ou pauvre. Ce passage nous parle de notre capacité à faire confiance à Dieu. Il n’est plus question de notre bourse et de ce que nous faisons de notre argent, mais de notre vie, et du choix de la remettre entre les mains de Dieu.
Finalement, Jésus nous appelle à donner notre argent avec générosité, mais aussi à remettre notre vie à Dieu dans la confiance ;
il nous appelle au don et à l’abandon.
A l’instar de la veuve, nous sommes appelés à tout donner : la bourse et la vie.
Amen.