En mémoire de moi
En mémoire de moi
Prédication du dimanche 26 janvier 2025, du pasteur Christian Baccuet, lors des cultes d’aurevoir à l’occasion de son départ de la paroisse.
Lecture biblique : Marc 6, versets 30 à 44
Il est coutume dans notre paroisse de donner un titre à la prédication. Pour aujourd’hui, je l’ai intitulée « En mémoire de moi ». Rassurez-vous, ce n’est pas une bouffée de narcissisme qui s’est emparée de moi… du moins je l’espère ! Ce culte est l’occasion de dire merci pour un peu plus de sept ans et demi de route commune, de faire mémoire de ce que nous avons partagé.
1. Faire mémoire
a. Mémoire
Mémoire des jours heureux autour de l’Evangile accueilli, discuté, partagé, prié ensemble. Mémoire des jours d’espérance, dans le témoignage et le service. Mémoire des jours difficiles, fatigues, rendez-vous manqués, occasions pas saisies… Mémoire des jours intimes, présence et écoute, baptêmes, confirmations, mariages, cultes d’obsèques, souffrances trop lourdes pour les garder pour soi, vies accompagnées un bout de chemin. Mémoire de la qualité évangélique de la vie de cette paroisse. Mémoire de ce que j’ai reçu de vous. Impossible de nommer chacun, chacune. Un mot de reconnaissance particulière pour mon frère le pasteur Andreas Lof avec qui j'ai partagé le ministère ici pendant cinq ans, et pour ma sœur la pasteure Sophie Ollier avec qui je l'ai partagé pendant un an et demi bien trop court.
Tout ce qui a été vécu, partagé ici est comme un miracle au sens biblique du terme : la trace du Dieu vivant, signe de la grâce agissante, marque de la présence du Christ. L’amitié du cœur, la confiance partagée, la solidarité portée par l’espérance. Pour tout cela et pour tout ce qui est au-delà des mots, merci du fond du cœur. Merci à vous, et merci au Seigneur.
b. Oubli
Faire mémoire, c’est aussi oublier des moments essentiels, des lieux fondamentaux, des temps privilégiés. Car la mémoire ne peut aller sans un certain oubli. La perte de mémoire est dramatique pour un individu comme pour une société, mais on ne peut se souvenir de tout, à moins d’être envahi, saturé, empoisonné par le passé. L’excès de mémoire est paralysant. Celui qui ne met pas de l’ordre dans sa mémoire trop pleine est aussi perdu que celui qui n’en a plus. L’oubli est nécessaire. Pas l’amnésie, oubli involontaire et malheureux. Mais l’amnistie, l’oubli volontaire qui ouvre une perspective, qui laisse place à l’avenir.
Car la mémoire est différente de la nostalgie. La nostalgie, c’est le regard en arrière, les regrets, les remords, la paralysie du cœur. Comme la femme de Loth qui, alors qu’avec sa famille elle est délivrée de l’horreur de la ville de Sodome, se retourne et est figée en statue de sel, à jamais prisonnière du passé[1]. Ou comme les Hébreux avec Moïse dans le désert, qui regrettent les marmites pleines de l’Egypte et préfèrent retourner à l’esclavage plutôt que marcher vers la liberté[2].
La mémoire n’est pas nostalgie quand elle est souvenir. Le souvenir, c’est ce que j’ai derrière moi, le sous-venir qui vient sous moi et qui me porte en m’ouvrant à l’ad-venir, à l’à-venir.
c. Espérance
La foi, c’est le présent porté par le passé. C’est le présent en mouvement vers l’avenir.
Ou, plus précisément, comme l’a développé le théologien Jürgen Moltmann, c’est l’aujourd’hui éclairé par l’espérance. C’est à partir de l’espérance que se développe la foi chrétienne[3]. C’est l’à-venir qui donne sens au présent et au passé. Le regard porté par l’espérance, vers ce qui est en avant de nous et que nous nommons le Royaume de Dieu, ce temps où nous serons en plénitude avec lui. Cette attente et cette espérance nous entraînent dans un présent d’engagements forts, de signes et d’actes de justice, de solidarité, d’espérance.
La Bible n’est pas une réflexion sur un Dieu immobile, au dessus de nous, immuable, qui ferait que le temps serait figé, éternellement le même. Elle n’est pas non plus un appel à fuir hors du temps, dans un ailleurs qui ferait que ce monde serait simplement une parenthèse.
La Bible se situe résolument dans le temps de l’histoire, temps qui bouge, temps actif. Elle présente les témoignages d’hommes et de femmes qui ont fait l’expérience de Dieu dans leur histoire personnelle et collective, dans leurs déplacements existentiels et historiques. Elle est l’histoire d’un peuple en marche. Les patriarches nomades, les Hébreux dans le désert sous la conduite de Moïse, les exilés de retour de Babylone, Jésus et ses disciples sur les chemins de Galilée et de Judée, les premiers chrétiens sur les routes de l’empire romain.
Une foi en mouvement pour des hommes et des femmes dont la vie est rendue disponible à l’espérance car, comme l’écrit l’auteur de la première Lettre de Pierre, nous sommes « comme étrangers et voyageurs sur la terre »[4]. « Etrangers », paroikos (πάροικος), qui signifie littéralement « à côté de la maison » (παρά + οἶκος), et qui a donné « paroissien » : le paroissien, ce n’est pas celui qui est installé au chaud dans la maison, mais celui qui est à côté, en marge du monde, décalé, voyageur. « Voyageurs », parépidemos (παρεπίδημος), qui signifie littéralement « à côté de celui qui est dans le peuple » (παρά + ἐπί + δῆμος), même dimension de décalage, de provisoire, de mouvement.
Toute la Bible raconte ce mouvement porté par l’espérance d’un Dieu qui entraîne les siens dans une vie en mouvement et qui marche avec eux. Et elle rappelle que chaque fois que les hommes et les femmes de la Bible se figent dans le présent, ils se ferment aux autres et se construisent dans la peur et le rejet ; et que chaque fois qu’ils regardent avec nostalgie le temps d’avant, ils sont menacés par la perte de confiance en Dieu et figés dans la mort.
Toute la foi biblique est ainsi portée en avant par l’espérance, ce que Jürgen Moltmann traduisait par une expression : « Dans la fin, le commencement » [5]. Ce n’est pas hier qui guide demain, c’est demain qui éclaire aujourd’hui. La vie n’est pas faite de répétitions mais de commencements.
2. « Faites ceci en mémoire de moi »
a. Croix et résurrection
La mémoire, c’est le présent riche de souvenirs et gonflé d’espérance. Comme un signe de résurrection. La résurrection, cœur de la foi chrétienne, impossible à démontrer mais élan à vivre. Le crucifié est ressuscité.
Jésus crucifié, c’est le Dieu incarné, proche de nous sur nos routes humaines, compagnon de notre quotidien, annonçant le Royaume à venir, pas encore réalisé mais déjà là, partageant sur la croix nos souffrances et nos angoisses.
Le Christ ressuscité, c’est le Dieu qui renverse la mort et donne rendez-vous à ces disciples ailleurs, plus loin, en mouvement de vie.
La croix et la résurrection. En Jésus-Christ, Dieu vient se mêler à nous. Sur nos chemins, dans nos vies, aujourd’hui comme hier, il appelle ceux qui veulent vivre pleinement à se mettre en route avec lui. Et sur la route, parfois, une halte est bénéfique.
b. Le dernier repas, et le premier
Avant d’être arrêté, Jésus a pris un dernier repas avec ses disciples. Au moment même où son destin se nouait, il a partagé le pain et le vin. Il fêtait alors la Pâque, la mémoire de la délivrance d’Egypte, de la libération des Hébreux de l’esclavage, le début de leur marche vers la liberté, sous la conduite de Moïse, une douzaine de siècles plus tôt ; fête qui, depuis, est célébrée chaque année par un repas, au temps de Jésus et aujourd’hui encore. Dans certaines familles juives, lors du repas de la Pâque, les parents demandent à leurs enfants : « Quand a eu lieu la sortie d’Egypte ? ». Et les enfants répondent : « Elle a eu lieu demain » ! Mémoire tournée vers l’espérance.
Lors de ce dernier repas avant sa mort, Jésus a dit à ses disciples : « Faites ceci en mémoire de moi »[6]. Il a inscrit ce dernier repas dans la mémoire de la liberté qui se vit en lui. Mémoire de la croix, de la souffrance et mémoire, déjà, de la résurrection, de l’espérance ouverte.
Le jour de sa résurrection, dans l’évangile de Luc, Jésus s’est trouvé avec deux de ses disciples dans une maison sur la route d’Emmaüs, alors que le soir tombait, pour prendre le repas. Il avait cheminé avec eux, ils avaient fait mémoire de ce qu’ils avaient vécu avec lui, il avait fait mémoire de ce que l’Ecriture disait à sujet, mais ils ne l’avaient pas reconnu ; la mémoire du passé ne suffit pas. C’est au geste de prendre du pain, de rendre grâce, de le rompre et de le leur donner qu’ils l’ont reconnu. Leur mémoire s’est transformée en foi, et aussitôt Jésus a disparu à leurs yeux, il était déjà ailleurs, et les voilà eux-mêmes de nouveau en route pour aller partager la bonne nouvelle.
Le premier repas après la résurrection est cette mémoire de lui qui fonde la foi vécue et partagée.
c. La cène
Mémoire que nous vivons à chacun de nos cultes quand nous partageons le pain et la coupe.
Mémoire d’hier, ce dernier repas avant la croix et ce premier repas du jour de Pâques, il y a deux mille ans. Proclamation de la mort et de la vie du Christ pour la réconciliation du monde. La foi, c’est le temps présent soutenu par la mémoire du passé qui nous construit.
Mémoire de demain, l’espérance et l’attente joyeuse du jour où il boira avec nous le vin nouveau, avec nous dans le Royaume de Dieu. La foi, c’est le temps présent éclairé par l’espérance qui tend nos vies vers l’avant.
Mémoire aujourd’hui, la présence vivante du Christ chaque fois que nous rompons le pain et que nous buvons à la même coupe. La foi, c’est le temps présent dans lequel nous avançons, partageons, prions, aimons, vivons ensemble la Parole du Dieu vivant.
« Faites ceci en mémoire de moi » : le repas du Seigneur est le repas de la foi.
3. Une mémoire multipliée
a. Du pain pour l’humanité
« Faites ceci en mémoire de moi ». Ce repas dit la présence du Christ parmi nous, avec nous, pour nous. Mais pas que pour nous… avec nous pour toute la terre.
Libération à vivre et à partager. Dans la Bible, la mémoire du Dieu libérateur fonde une éthique de l’attention au plus faible ; par exemple : « Tu ne maltraiteras pas et tu n'exploiteras pas les immigrés installés chez vous ; rappelez-vous que vous étiez aussi des immigrés en Égypte »[7].
Dans les évangiles, le miracle le plus raconté – six fois ! – est celui que nous venons de lire : une foule immense, très peu de nourriture, et chacun peut manger à sa faim. Miracle, signe d’espérance, geste de partage. En son cœur, Jésus prend du pain, rend grâce à Dieu, le rompt et le donne (v. 41). Les mêmes verbes que lors du dernier repas avant la croix et du premier repas après la résurrection.
Miracle de la foi. Les disciples sont à l’écart près de Jésus, ils se ressourcent comme nous dans le culte. Mais la foule est là, elle a faim de paroles, elle a faim de pain, elle a faim d’espérance, comme l’humanité qui nous entoure. Aux disciples affolés par la tâche, Jésus dit une parole toute simple : « Donnez leur vous-mêmes à manger », mission qui est la nôtre aujourd’hui. Avec le peu qu’il y a – cinq pains, deux poissons – une multitude est nourrie. Miracle de la confiance, de la rencontre, du partage. De la relation, du lien.
« Donnez-leur vous-même à manger », là se trouve l’élan que le Christ nous appelle à vivre : ne pas garder l’Evangile pour nous, le partager, nous engager dans le témoignage et le service. Sens donné à la mémoire : elle est ce qui nous nourrit et nous porte, ce qui nous ouvre au lendemain de l’espérance, ce qui nous envoie vers les autres.
b. Une mémoire qui engage
« Faites ceci en mémoire de moi ». En grec, le mot « mémoire » est ici anamnésis (ἀνάμνησις), qui évoque la mémoire dans le sens où elle est un travail. Ni nostalgie ni oubli, par-delà l’amnésie, plus loin que l’amnistie : l’anamnèse, la mémoire qui vit. Pas juste ce qui reste, mais ce qui nous engage. Puiser dans le passé pour le dépasser, pour être aujourd’hui instruments, signes et avant-goût du Royaume, luttant pour un monde plus juste et solidaire. Etre aujourd’hui témoins d’espérance. Etre aujourd’hui la mémoire de demain.
A la fin de son livre « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Paul Ricoeur a écrit ces lignes :
« Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli.
Sous la mémoire et l'oubli, la vie.
Mais écrire la vie est une autre histoire.
Inachèvement. »[8]
Inachèvement. Quelque chose nous échappe, nous dépasse, nous précède, ne dépend pas de nous, est au-devant de nous. Quelque chose, ou plutôt quelqu’un. Notre mémoire, hier, aujourd’hui, demain, est entre les mains de Dieu. Inachèvement, route à poursuivre, ici et ailleurs, chacun et ensemble, portés, emportés par l’Esprit saint. Aujourd’hui nous faisons mémoire de l’Evangile, nous disons merci au Seigneur, nous ressourçons notre espérance. Ce n’est pas la fin de la route, c’est une étape.
Que ce temps de reconnaissance nous aide à continuer à écrire la vie, en Jésus-Christ !
En mémoire de Lui.
Amen.
[1] Genèse 19, 17-26.
[2] Par exemple Exode 16, 2-3.
[3] Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance, Paris, Cerf, 1970.
[4] 1 Pierre 2, 11.
[5] Propos recueillis par Madeleine Wieger, Réforme, 19 décembre 2018.
[6] Luc 22, 19 et 1 Corinthiens 11, 24-25.
[7] Exode 22, 20.
[8] Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 657.