Et vous, qui dites-vous que je suis ?
Et vous, qui dites-vous que je suis ?
Lecrure biblique ; Matthieu 16, 13-21
Pentemont-Luxembourg, 27 août 2023
Prédication du pasteur Christian Baccuet
Cycle de prédications « Qui est-il ? », 4/4
Savez-vous ce qu’est une injonction paradoxale ? C’est une demande ou un ordre qui place une personne dans un contradiction insoluble, insupportable, entre deux contraintes incompatibles. Quelques exemples : « Aies un esprit d’équipe » et « Sois le meilleur ». « Exprime-toi » et « Maîtrise tes émotions ». « Reste naturel » et « Sois jeune, beau et riche ». « Deviens toi-même » et « Soumets-toi aux tendances ». Bref : « Ne fais pas ce que je te dis de faire ! » Une injonction paradoxale induit beaucoup de souffrances, entraîne parfois des burn-out et peut conduire à la folie. Elle est une forme de violence, de pouvoir, de perversité parfois.
Et voilà un récit où Jésus demande à ses disciples ce que les gens pensent de lui. Puis il leur demande ce que, eux, ils pensent. Puis il leur ordonne de ne le dire à personne. « Dites qui je suis », et « Ne le dites pas » ! Injonction paradoxale ? Je crois que non, et je crois même que c’est tout le contraire d’une injonction paradoxale.
Reprenons le texte et son contexte.
1. Qui est le Fils de l’homme ?
D’abord, Jésus demande à ses disciples : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? ».
Cette expression, « fils de l’homme », en grec ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου (ho uios tou anthrôpou), « fils de l’humain », est riche de sens. Elle peut désigner de manière générale un être humain : fils d’humain. Tout être humain. Elle est surtout une référence biblique importante de l’Ancien Testament, qui figure dans le livre de Daniel.
Le livre de Daniel a été écrit au IIe siècle avant notre ère, dans un contexte de crise. La Judée est sous domination grecque, et le roi séleucide Antiochus IV Epiphane, à partir de 175, impose la culture et la religion grecques, interdit la Torah, le sabbat, la circoncision et, abomination suprême pour les Juifs, fait mettre une statue de Zeus (avec sa tête à lui !) dans le Temple de Jérusalem. En réaction, en 167-166 a lieu la révolte des Maccabées (nom d’une famille) qui instaure un Etat israélite indépendant qui durera une centaine d’années, jusqu’à l’occupation romaine en 63 avec Pompée. Dans ce temps de crise, Daniel écrit un livre pour donner espérance à ceux qui sont opprimés. Il le fait en partie avec un style apocalyptique, fait de visions qui « révèlent » (c’est le sens du mot « apocalypse ») le salut que Dieu va apporter.
Au chapitre 7 de Daniel, une célèbre vision met en scène un « Fils d’homme » : « Je continuai de regarder les visions qui m'apparaissaient pendant la nuit : je voyais venir quelqu'un de semblable à un fils d’homme ; il venait parmi les nuées des cieux. Il s'avança en direction du vieillard, devant lequel on le conduisit. La domination, la gloire et la royauté lui furent données, afin que les gens de tous les peuples, de tous les pays et de toutes les langues le servent. Sa domination durera pour toujours, elle n'aura pas de fin, et son royaume ne sera jamais détruit. »[1] Ce « quelqu’un de semblable à un fils d’homme » est la figure d’un homme envoyé de Dieu – il vient du ciel – pour rétablir le règne de Dieu, règne éternel et universel. Au fil du temps, elle va devenir une figure du Messie, celui qui est attendu pour qu’enfin le règne de Dieu soit une réalité.
« Le Fils de l’homme » est l’expression que Jésus utilise le plus pour parler de lui dans les évangiles. On trouve l’expression 51 fois dans les trois évangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc. Il ne l’utilise pas pour parler de l’humain en général, mais de lui. Et lui seul l’utilise. Ainsi, quand il demande à ses disciples ce que les gens pensent du Fils de l’homme, il demande ce qu’ils pensent en général de cette figure messianique, mais il demande aussi ce que l’on pense de lui. Les disciples ne s’y trompent pas, puisqu’ils lui répondent : les gens disent que tu es…
Les réponses de gens peuvent nous surprendre : « Certains disent que tu es Jean le baptiste, d'autres que tu es Élie, et d'autres encore que tu es Jérémie ou un autre des prophètes. »
Jean le baptiste. Jean est mort quelque temps auparavant, exécuté par le roi Hérode[2], mais certains se demandent si Jésus n’est pas Jean ressuscité. Ainsi, Hérode lui-même : « En ce temps-là, Hérode, qui régnait sur la Galilée, entendit parler de Jésus. Il dit à ceux qui l'entouraient : "C'est Jean le baptiste : il est ressuscité d'entre les morts ! Voilà pourquoi il opère des miracles." »[3]
Elie est un prophète qui a vécu au IXe siècle avant Jésus ; on pensait qu’il n’était pas mort mais était « monté dans les cieux dans un tourbillon de vent »[4]. On pensait que son retour serait le signal du temps messianique, ainsi que l’écrit Malachie : « Avant que vienne le jour du Seigneur, ce jour grand et redoutable, je vous enverrai le prophète Élie. Il réconciliera les pères avec leurs enfants et les enfants avec leurs pères. Ainsi je n'aurai pas à venir détruire votre pays. »[5] Cette attente du retour d’Elie est exprimée plus haut dans l’évangile de Matthieu par Jésus lui-même : « Tous les prophètes et la loi de Moïse ont annoncé le royaume, jusqu'à l'époque de Jean. Et si vous voulez bien l'admettre, Jean (le baptiste) est cet Élie dont la venue a été annoncée. »[6]
Jérémie est un grand prophète. Sans doute attendait-on aussi son retour mais on n’en qu’ici l’indication, de même que pour « un autre des prophètes ».
Les réponses des gens sont une expression de l’attente messianique de leur temps. En ce sens, elles sont justes et disent quelque chose de vrai dans ce que les gens perçoivent de Jésus comme inauguration du règne de Dieu. Mais elles sont fausses car Jésus n’est ni Jean le baptiste, ni Elie, ni Jérémie, ni un autre prophète. Les gens répondent à partir des références qu’ils ont, de ce qu’ils connaissent, comme si ce qui arrivait en Jésus était la reproduction de quelque chose de connu. C’est souvent à partir de ce que nous connaissons, ou avons entendu dire, que nous percevons Jésus. Difficile de percevoir la nouveauté !
De ces réponses pas vraiment fausses, pas vraiment vraies, Jésus ne dit rien. Il ne les corrige pas, il ne les juge pas. J’y vois une invitation pour nous à accueillir sans les juger les opinions des gens sur qui est Jésus.
2. Et vous, qui dites-vous que je suis ?
Jésus ne donne pas la bonne réponse à la question de savoir qui il est. Il se tourne vers ses disciples et les interroge eux, directement, sur ce qu’ils perçoivent de lui. Non pas pour qu’ils répètent une théorie, une tradition, un enseignement reçu, mais pour qu’ils s’impliquent dans une réponse qui est une relation : qui dites-vous que je suis ? Vous, moi, dans un lien où les réponses données diront ce lien.
Pierre répond, avec une réponse personnelle qui diffère de celle des gens. Une réponse forte avec des mots forts : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant ! ».
Le Christ. Christos en grec (Χριστός), c’est la transcription de l’hébreu Mashiyach (מָשִׁיַח), « messie ». Cela veut dire « oint ». Dans l’Ancien Testament, celui entre dans une fonction importante, le roi, le grand prêtre, parfois un prophète, reçoit l’onction, de l’huile versée sur sa tête. Il est oint. Peu à peu, ce mot a exprimé l’attente de quelqu’un qui viendrait de la part de Dieu pour libérer les siens, pour restaurer sa royauté sur eux, pour les sauver. Au Ier siècle de notre ère, il y avait une diversité d’attentes messianiques, plus ou moins religieuses, spirituelles ou politiques. Dans la conception populaire, le messie serait un roi qui chasserait l’occupant romain, dans une attente nationaliste de restauration du royaume d’Israël, une conception guerrière sa venue. Il y a eu pendant ce Ier siècle beaucoup d’agitation, de tensions, de révoltes portées par cette attente, de répression et de massacres aussi.
Pour Pierre, Jésus est le Messie. Il précise : le fils du Dieu vivant. Fils, cela dit la relation privilégiée, le lien, la transmission, l’héritage. Le Dieu vivant, cela dit la foi en Dieu qui donne la vie.
Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant. Bonne réponse, dit Jésus ! Pas la bonne réponse d’un bon élève, mais une réponse qui vient de Dieu. Pierre a été inspiré par Dieu. Dire vraiment qui est Jésus est le fruit de l’Esprit saint, c’est un don, une grâce, une surprise, un étonnement.
3. Ne le dites à personne !
Heureux est Pierre. Heureux sommes-nous quand nos lèvres disent les mots que l’Esprit saint met dans notre cœur, quand nous exprimons une foi sincère en Jésus. Mais là, surprise… « Ne dites à personne que je suis le Christ », dit Jésus. Pourquoi ?
Car cela risque d’être mal compris. Compris de travers ou, pire, à l’envers. Dans le contexte d’attente nationaliste et guerrière du messie au Ier siècle, annoncer Jésus comme le Messie est en effet dangereux. Dangereux pour Jésus, que cela peut le dénoncer aux yeux des autorités qui craignent avant tout les atteintes à l’ordre public. Dangereux, surtout, pour la fausse vision que cela donnerait de Dieu et de son intervention dans le monde. Car en Jésus, Dieu ne vient pas comme un guerrier nationaliste. Il vient comme un homme plein de compassion pour ceux qu’il rencontre, qu’il écoute et relève. Pour tous, dans un geste d’accueil universel qui n’a rien d’évident, comme le récit de dimanche dernier nous l’a montré[7], mais qui ouvre Dieu lui-même à l’infini de son amour. Et pas par une toute puissance débordante, mais à la croix. C’est ce que précise Jésus dans le verset qui suit : « À partir de ce moment, Jésus commença à montrer à ses disciples qu'il lui fallait aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des chefs des prêtres et des spécialistes des Écritures, être tué, et, le troisième jour, ressusciter ».
L’attente classique d’un Dieu tout-puissant est prise à contre-pied par Jésus. La croix est le signe d’un rejet, d’une humiliation, d’une défaite. C’est inenvisageable dans l’attente messianique du Ier siècle que le Messie de Dieu passe par là. C’est impensable, dans les conceptions traditionnelles de Dieu, qu’il passe par la souffrance et la mort. C’est inimaginable dans la profondeur de nos désirs d’un Dieu qui devrait intervenir pour faire cesser ce qui nous fait souffrir. Mais Jésus ne vient pas selon les attentes classiques d’un Messie triomphant et glorieux.
Alors, dire à tout le monde qu’il est le Messie, sans passer par la croix, c’est induire les gens en erreur. C’est leur faire croire, encore et encore, en un Dieu de pouvoir, de nation, de jugement, de condamnation. C’est les laisser enfermés dans des injonctions paradoxales : « aime Dieu » et « crains Dieu », « sois libre » et « fais attention à ce que tu fais, dis ou pense », « sois heureux » et « culpabilise ». Nous connaissons bien ces injonctions paradoxales des religions. Jésus n’est pas ici dans une place de pouvoir qui coince l’autre et l’écrase, mais dans une relation vraie destinée à empêcher toute relation de pouvoir. Jésus vient montrer que Dieu est tout-autre. Il n’est pas le dieu des injonctions paradoxales, mais d’une parole claire, qui ne navigue pas entre des contraintes opposées mais offre limpidement le pardon, la foi, l’amour et l’espérance, qui libère, relève, ressuscite. Pas à la manière d’un puissant autoritaire, mais d’un serviteur qui élève.
Et ça, ça n’écrase pas, ça ne détruit pas. Cela rend heureux ! Heureux es-tu Pierre, de confesser ainsi le Christ, le fils du Dieu vivant, tel que l’Esprit saint te le révèle. Heureux sommes-nous quand, comme Pierre, nous ne nous contentons pas de répéter ce que disent les gens, mais que nous parlons avec notre cœur de la relation forte que nous avons avec Dieu, en Jésus sur la croix, en Christ ressuscité. C’est ainsi, et seulement ainsi, que nous pouvons en être ses témoins. C’est pourquoi il ne faut pas que les disciples proclament à tout va qu’il est le Messie, sans que la croix soit traversée. C’est pourquoi il nous faut nous taire si notre témoignage ne rend pas compte de la compassion qu’offre le crucifié, de la libération qu’offre le ressuscité. Mais si nous sommes avec le Christ au pied de la croix, si nous sommes sur les chemins d’après Pâques avec lui, alors, comme Pierre, nous sommes participants de la mission de l’Eglise, cette Eglise bâtie sur la pierre qu’est ce jour-là Pierre confessant le Christ, le fils du Dieu vivant, cette Eglise bâtie sur les « pierres vivantes » que nous sommes aujourd’hui quand nous confessons le Christ, le fils du Dieu vivant[8].
Cette Eglise contre laquelle la mort elle-même ne pourra rien, car elle n’est pas fondée sur nos piètres mots, nos vaines tentatives de justification, nos penchants vers la moralisation et le jugement – bref, notre tentation pour le pouvoir – mais sur le Christ. Cette Eglise à qui il donne les clefs du Royaume, non pas comme un pouvoir, même si ses avatars historiques l’ont trop souvent pratiqué ainsi, mais comme une capacité à ouvrir les portes du Royaume. Belle responsabilité, qui ouvre des vies : « ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux ; ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux ». Lier ce qui fait mal, délier ceux qui souffrent, c’est être témoin de la grâce de Dieu. Mais pour cela, il nous faut d’abord l’expérimenter pour nous. D’ici-là, ne pas parler pas d’un Christ qui pourrait être nationaliste, guerrier, excluant. Et quand nous aurons expérimenté le Christ comme le crucifié ressuscité qui nous a relevés, qui nous rend heureux, qui nous ouvre aux autres, alors nous pourrons témoigner de lui comme le Messie universel, inclusif et non-violent.
Pour le dire autrement, ne témoignons pas d’une doctrine, mais de la grâce qui nous a été faite. Faisons-le avec le souci des personnes, la délicatesse de l’accueil, la tendresse de l’accompagnement, l’espérance de délier, la prudence de ne pas lier.
Qui est-il ? Il est le Christ, le fils du Dieu vivant, celui qui ne porte pas de jugement sur ce que disent de lui les gens, celui qui appelle à une réponse personnelle, une relation inspirée par Dieu, celui qui demande de ne pas faire de la foi une formule qui emprisonne mais la suivance du crucifié ressuscité. Pour notre bonheur, nous les Pierre d’aujourd’hui, nous les pierres vivantes de ce temps ! Heureux sommes-nous !
Amen.
[1] Daniel 7, 13-14. Dans la Septante, traduction grecque de l’Ancien Testament qui était lue au Ier siècle de notre ère, ce « comme un fils d’homme » est traduit par ὡς υἱὸς ἀνθρώπου (hos uios anthrôpou).
[2] Matthieu 14, 3-12.
[3] Matthieu 14, 1-2.
[4] 2 Rois 2, 1-18.
[5] Malachie 3, 23-24.
[6] Matthieu 11, 13-14.
[7] Voir https://www.epupl.org/spiritualite/la-parole/predications-du-pasteur-christian-baccuet/oh-que-ta-foi-est-grande
[8] 1 Pierre 2, 4-5 : « Approchez-vous du Seigneur, la pierre vivante rejetée par les êtres humains, mais choisie et précieuse aux yeux de Dieu. Laissez-vous bâtir, vous aussi, comme des pierres vivantes, pour construire un temple spirituel. »