Etre "témoin", c'est quoi, au juste ?
Etre témoin
Lecture : Luc 24, 33-49
Dimanche dernier, nous avions au programme de notre assemblée générale le souci du témoignage, avec cette question : comment mieux être une Eglise de témoins ? Cette expression « Eglise de témoins » est un axe de toute notre Eglise protestante unie de France, et elle est au cœur du projet de vie de notre paroisse. Elle est aussi au centre de la vie chrétienne.
Elle est pourtant difficile à appréhender, et peut susciter de la crainte voire de l’incompréhension, parfois légitimement. Car, c’est vrai, nous ne sommes pas habitués à aller vers les autres pour leur parler de notre foi, et puis le risque de les agresser avec nos idées est réel. Dans une société où tout se vend, où la communication est érigée en valeur suprême, où les recettes du marketing tendent à manipuler les consciences pour faire de nous des consommateurs dociles, ne risque-t-on pas de confondre l’Evangile ou l’Eglise avec un produit ? Est-il de notre vocation de nous transformer en vendeurs de Jésus-Christ ? Et puis nous avons notre pudeur, souvent belle et profonde car elle fait place au respect pour les autres, parfois handicapante quand elle paralyse nos paroles ou nos engagements. La question du témoignage est complexe car elle touche à nos convictions comme à nos personnalités, et il y a parmi nous des avis différents, des attitudes variées, des enthousiasmes ou des réserves, des frustrations et des craintes…
Et voici que, clin d’œil du calendrier des lectures bibliques du dimanche, nous est proposé aujourd’hui un récit de l’évangile de Luc, au cours duquel Jésus se manifeste à ses disciples et leur dit : « vous êtes témoins de tout cela » (v. 48). En grec, trois mots : « ὑμεῖς μάρτυρες τούτων » (umeis martures touton : vous - témoins - de cela). Je voudrais laisser résonner cette parole du Christ. Trois dimensions m’interpellent, une pour chacun des mots de cette phrase : « vous (êtes) », « témoins », « de tout cela ».
1 – Vous êtes…
Ce qui me frappe dans un premier temps, c’est que Jésus n’appelle pas ses disciples à devenir ses témoins, mais qu’il leur dit qu’ils le sont. C’est un constat. Qu’ils le veuillent ou non, ils le sont. Et il le dit tout naturellement, puisque le verbe « être » ne figure pas dans ce verset ; dans la langue grecque du Nouveau Testament, c’est habituel quand « être » est implicite, évident. Cela veut dire ici que Jésus n’insiste pas fortement sur une identité à avoir ou à acquérir, mais qu’il dit une évidence simple, naturelle : vous êtes témoins, c’est comme ça… Ce n’est ni une injonction, ni une parole écrasante, mais une réalité de fait. Comme s’il leur disait : « vous êtes là », « vous êtes vivants ».
Les disciples sont témoins… et pourtant ils ne sont pas des croyants au top de la performance. Au contraire ! Ce sont des personnes en proie au doute et à la fragilité. Ce récit se passe le jour de Pâques et, pourtant, ce jour de la résurrection est un jour difficile à vivre pour les disciples.
Ils sont en proie au doute… Le matin même, quand les femmes leur ont communiqué la nouvelle de la résurrection de Jésus, ils ont pensé qu’elles déliraient et ils n’ont pas cru en ce qu’elles disaient (24, 11). Pierre est allé vérifier mais il est reparti tout seul de son côté, plein de questions (24, 12). Deux disciples ont quitté le groupe et sont partis vers le village d’Emmaüs, emplis de déception (24, 13 et suivants). Les disciples ne peuvent comprendre seuls ce qui leur arrive. Leur trouble est plus grand que leur joie, les questions plus nombreuses que les certitudes.
Ils sont plongés dans la fragilité... Quand, en fin de journée, après avoir reconnu Jésus au moment où il partageait le pain, les disciples d’Emmaüs s’en retournent à Jérusalem, ils y retrouvent « les Onze et leurs compagnons » (v. 33). « Les Onze »... cette terrible expression dit que le groupe des Douze est amputé, que l’un d’entre eux n’est plus là, Judas, celui qui a livré le Maître. Ce terrible mot dit la fragilité de ce groupe d’hommes qui n’a pu suivre Jésus jusqu’au bout ; il rappelle à chacun de quel abandon il a été capable. Ce chiffre terrible dit l’échec.
Leur foi est mêlée de doute et de fragilité... Comme ils nous ressemblent ! C’est à ses disciples ainsi rassemblés, troublés par la résurrection qui vient résonner dans le doute de leur foi et la fragilité de leur existence, que Jésus dit tranquillement qu’ils sont témoins. Pas par leurs compétences, leurs charismes, leur courage ou leur obéissance, mais tout simplement parce que c’est leur situation. Je trouve cela très rassurant : nous sommes comme eux, fragiles et chancelants, et pourtant témoins. Et dans ce contexte, la parole de Jésus « vous êtes témoins » ne résonne pas comme un appel impossible à vivre, une charge écrasante, une cause de culpabilité sous-jacente, une injonction mécanique, une formule magique, une motivation à une équipe de vendeurs performants, un « toujours plus ». Elle est un simple constat, à entendre paisiblement, à vivre sereinement : vous êtes témoins.
2 - … témoins…
Vous êtes « témoins », dit Jésus. Ce n’est pas facile d’être témoin, cela entraîne parfois dans des situations complexes. Il est plus facile de n’avoir jamais rien vu ou entendu, ce qui permet de se taire tranquillement, comme les fameux trois singes qui se bouchent l’un les yeux, l’autre les oreilles et le troisième la bouche. En grec, « les témoins », cela se dit μάρτυρες (martures), qui a donné « martyr », terme qui dit bien que témoigner c’est engager une part de soi-même. Cette part qui est de toutes façons engagée, quand nous avons l’Evangile comme force de notre vie. Mais attention à ne pas se méprendre sur ce terme d’engagement ; il n’appelle pas à n’importe quelle posture. Tout au long de l’histoire, il a été fréquent que des chrétiens ou des Eglises oublient ce qu’est un témoin ; et nous le faisons parfois encore. Dans la posture chrétienne, on confond trop souvent le témoin avec un juge, un avocat ou un expert. Mais le témoin n’a pas le même rôle qu’eux.
Un juge est là pour juger, et la tentation est grande pour les croyants de devenir juges des autres, de leurs idées et de leurs comportements, donnant des brevets de bonne conduite ou condamnant les hérétiques.
Un avocat est là pour défendre, et la tentation est grande pour les croyants de devenir avocats de Dieu (comme s’il ne pouvait pas se défendre lui-même !), et bien souvent plutôt l’avocat de l’image de Dieu qui est la leur.
Un expert, c’est celui qui reste neutre, qui regarde avec son savoir pour donner une explication rationnelle ou poser un diagnostic ; la tentation là aussi est grande de se situer au-dessus de la mêlée, comme celui qui sait, qui peut dire le vrai ou le faux, qui peut donner des explications sans s’engager, du haut de sa science.
Mais le croyant n’est pas dans une position surplombante, il est un parmi les autres. Il n’est qu’un témoin. Un témoin, c’est celui qui a vu et qui dit ce qu’il a vu. Avec la part de subjectivité qui en découle : il n’a vu que ce qu’il a vu, selon un point de vue singulier ; il ne possède pas la vérité mais il en rend compte par un bout, et d’autres ont pu voir la même réalité selon un point de vue différent. On sait bien que l’on ne peut définir une vérité sur un seul témoignage. Un témoin peut se tromper, ou être trop partiel. Cela ne veut pas dire que le témoin ne dit pas vrai, mais il doit assumer de n’être qu’un point de vue, et qu’il y a d’autres points de vue. Etre témoin, c’est prendre le risque d’une parole. C’est accepter la parole d’autres témoins. C’est savoir qu’il faut plusieurs témoins pour que la parole soit authentique. C’est ne pas prétendre que l’on est seul à porter la vérité.
Ce qui me touche dans l’épisode de ce jour, c’est que Jésus emploie dans ce récit le terme « témoin » au pluriel. Le témoignage chrétien a une dimension communautaire. Certes, chacun peut partager ce qu’il croit, dire ses mots, déployer son engagement, et cela est important, et nous savons souvent dans notre propre histoire combien la parole –ou le geste d’accueil, ou le sourire, ou la présence de quelqu’un – a été pour nous, un jour, un signe de la grâce de Dieu. Mais le témoin n’est jamais tout seul, isolé, indépendant des autres. Il n’est pas témoin de lui-même, il l’est toujours en Eglise. C’est pour notre Eglise quelque chose d’important : cette dimension communautaire du témoignage, c’est la proposition d’une écoute, d’une parole, d’un lieu, d’un événement, d’une communauté, d’une rencontre avec d’autres qui témoignent par ce qu’ils vivent de leur foi en Jésus-Christ. Et qui en témoignent ensemble, avec ce que cela veut dire de diversité, de débat, de singularités, de liberté individuelle, d’ouverture au monde, aux autres et à leurs questions, et en même temps de communion, de fraternité, de solidarité, de place faite à chacun.
Ainsi, témoigner ce n’est pas entrer dans une stratégie de (re)conquête des personnes ou de la société, ce n’est pas se situer dans une position dominante, mais accepter une rencontre. Il ne s’agit pas d’imposer des dogmes et des contraintes, mais d’accueillir, d’écouter et de dire, de partager, de dialoguer. Le témoignage n’est pas réservé à un courant théologique particulier. La diversité des spiritualités, la pluralité des théologies, la variété des engagements font qu’il n’y a pas un modèle de témoignage, mais des espaces pour inventer, pour innover, pour rencontrer, pour être avec. L’enjeu est de le faire en restant unis, en communion les uns avec les autres.
Nous sommes témoins. Le témoignage prend toute sa force quand il est communautaire, inséré dans une dimension ecclésiale faite de convivialité, d’accueil, de responsabilités partagées. C’est ce qui résonne dans le verset qui figure au centre de notre projet de vie d’Eglise : « venez et voyez », parole de Jésus au début de l’évangile de Jean quand il appelle ses premiers disciples (Jean 1, 39). Ce que nous vivons témoigne de notre foi en Jésus-Christ, et témoigner c’est inviter quelqu’un à partager une rencontre, un bout de chemin, un moment d’Evangile.
3 - … de tout cela
Nous sommes témoins, de fait, que nous le voulions ou non, c’est comme ça. Mais de quoi témoignons-nous ? Jésus, dans le récit de ce jour, dit aux disciples qu’ils sont témoins « de tout cela ». Un tout petit mot en grec : τούτων (touton) : « tout cela », « toutes ces choses »…
« Tout cela », c’est ce que Jésus vient de dire à ses disciples : « Il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes » (v. 44). Et il leur ouvre l’intelligence pour comprendre les Ecritures qui donnent sens à la réalité de sa mort et de sa résurrection. Témoigner, c’est partager qu’au cœur de notre foi se trouve la Bible et inviter à venir la méditer avec nous. Car l’Ecriture nous enracine dans l’histoire et dans la réalité quotidienne. Elle est elle-même une histoire, celle de générations de croyants en chemin avec Dieu, témoins de foi qui nous ont précédés. Et elle est parole quotidienne, qui résonnait dans la vie de ces témoins et qui résonne encore dans notre vie de chaque jour. L’ancrage biblique et la réflexion théologique sont fondamentaux dans la vie chrétienne, car ils placent notre vie dans une histoire avec le Seigneur, histoire qui nous précède et nous éclaire, qui ouvre des pistes de sens, qui insère notre foi dans la réalité, qui nous aide à comprendre la paix qu’apporte réellement le Christ dans notre vie. Nous sommes une communauté de sens. Nous qui sommes des lecteurs de la Bible, des amoureux de l’Ecriture, qui aimons la méditer chaque jour, qui nous rendons disponibles pour qu’une Parole de Dieu nous y touche, nous sommes appelés, tout simplement, à inviter d’autres à se joindre à nous pour partager ce bonheur !
« Tout cela », c’est aussi ce que Jésus vient de partager : sa présence vivante, lui le crucifié ressuscité. C’est bien lui qui est avec eux au milieu de leurs doutes et de leur faiblesse ; il leur montre ses mains et ses pieds : touchez-moi, regardez- moi, je ne suis pas un esprit, c’est bien moi (v. 39-40). Les marques de la crucifixion ne sont pas effacées par la résurrection, en Jésus Dieu s’est révélé dans l’histoire. La résurrection ne nie pas l’histoire, elle lui fait trouver son vrai sens, celui d’une vie en développement. Puis Jésus mange un morceau de poisson grillé avec eux (v. 41-43). Il se donne à rencontrer dans un geste simple et essentiel, quotidien et banal, un repas. En Jésus-Christ, la vie n’est pas un refuge dans une spiritualité désincarnée, mais la rencontre avec Dieu dans l’histoire, dans le quotidien, dans la vie. Et l’Eglise est ce rassemblement d’hommes et de femmes faibles, ni meilleurs ni plus mauvais que les autres, mais touchés par la grâce de la présence de Jésus au milieu d’eux. Nous sommes une communauté en Christ. Témoigner, c’est tout simplement inviter quelqu’un à venir partager une rencontre avec le Seigneur vivant, avec nous.
« Tout cela », c’est aussi ce que Jésus offre : « La paix soit avec vous », leur dit-il. Puis il les invite à appeler tous les hommes et les femmes « à changer de comportement et à recevoir le pardon des péchés » (v. 47), à être soulagés de ce qui leur pèse, de leurs souffrances et de leur culpabilité en prenant un chemin de paix.
La foi n’est pas fuite dans le rêve, la paix que donne le Christ n’est pas un détachement de la réalité, un ésotérisme surnaturel, une fausse paix attirante et anesthésiante. Elle ne nous coupe pas de la réalité, ce qui est une tentation, parfois : quand Jésus, au milieu de ses disciples, leur dit : « La paix soit avec vous », tous croient voir un esprit (v. 37). Tentation d’une spiritualité désincarnée, d’une paix évanescente. Témoigner, c’est par l’engagement de notre vie, partager la paix que Dieu nous donne – un bonheur de vivre – et la paix qu’il nous appelle à construire sur cette terre : justice, solidarité, équité, fraternité. Cela passe parfois par des engagements difficiles, des luttes éprouvantes, un affrontement avec ceux qui développent l’injustice, mais c’est le chemin sur lequel le Christ nous appelle et sur lequel nous pouvons inviter d’autres à nous rejoindre. Nous sommes une communauté engagée dans le monde.
« Tout cela », c’est enfin ce que Jésus promet : l’Esprit saint. Jésus, au moment d’envoyer ses disciples comme témoins, leur dit : « Je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis... vous serez, d’en haut, revêtus de puissance ». « Puissance », en grec, se dit δύναμις (dunamis)… qui a donné « dynamique ». La puissance de Dieu c’est un élan donné, une mise en route, un envoi. L’Esprit saint, c’est cette puissance de Dieu, sa présence avec nous comme un élan vital. C’est l’Esprit qui nous aide à ne pas nous enfermer sur nous-mêmes. C’est la respiration qu’il nous donne qui nous fait sortir de nous-mêmes. C’est sa dynamique qui nous rend ouverts, accueillants. C’est l’Esprit qui fait de nous les témoins heureux de l’Evangile. Ainsi, témoigner, ce n’est pas nous montrer supérieurs aux autres mais assumer nos faiblesses, ce n’est pas imposer notre point de vue aux autres mais partager ce qui nous fait vivre, ce n’est pas une stratégie de communication mais une disponibilité à la rencontre, ce n’est pas des slogans à lancer mais l’écho en nous et par nous du bonheur de vivre de l’Evangile et de le vivre ensemble, en Eglise. Nous sommes une communauté de vie. Témoigner, avant tout, c’est être disponible à l’Esprit en nous, pour que l’Evangile passe par nous, parfois par nos paroles et nos engagements, parfois par notre présence et notre manière de vivre, parfois par notre silence et notre écoute, toujours par notre accueil, souvent malgré nous, au-delà de nous. Comme Jésus le dit dans l’évangile de Jean : « Celui qui croit en moi, des fleuves d’eau couleront de son cœur et cette eau donne la vie » (Jean 7, 38).
« Vous êtes témoins de tout cela », dit le Christ à ses disciples après la résurrection. Il le dit à ses disciples rassemblés en ce moment-même dans ce temple, à nous qui marchons dans la foi, balbutiants mais emplis de la présence du Seigneur vivant. Nous sommes témoins de tout cela… heureux sommes-nous !
Amen.