La terre promise, une histoire problématique
La terre promise, une histoire problématique
Prédication du dimanche 9 juin 2024, par le Pasteur Christian Baccuet
Lectures bibliques : Nombres 13 et 14 (lus : 13, 25 à 14, 4 ; 14, 39 à 45)
Attention, aujourd’hui nous lisons un texte problématique !
Depuis plusieurs semaines, les enfants du jardin biblique et de l’école biblique cheminent dans l’histoire de Moïse, au long de l’épopée biblique fondatrice qui fait des Hébreux esclaves en Egypte un peuple libéré en marche vers la terre promise, au cours du XIIIe siècle avant notre ère. Aujourd’hui, dans leur parcours, la terre promise est en vue.
Un épisode important nous est rapporté dans les chapitres 13 et 14 du livre des Nombres, dont nous avons lu quelques extraits. Des explorateurs sont envoyés pour voir à quoi ressemble cette terre promise. Elle est magnifique, mais elle est habitée par des peuples puissants, plus forts que les Israélites. Le peuple se révolte alors contre Dieu qui les a conduits jusque-là, il se divise, certains veulent lapider Moïse. Dieu, alors, décide d’exterminer son peuple rebelle mais, après que Moïse l’a prié pour qu’il s’apaise, il accepte de pardonner ; seulement, l’entrée en terre promise est retardée, longuement : le peuple va errer 40 ans dans le désert ; à part Caleb et Josué, aucun de ceux qui ont alors plus de 20 ans n’entrera en terre promise, ce seront leurs descendants qui le feront. Le peuple, affligé, décide alors de s’emparer de force de ce pays, sans Dieu, mais ils sont battus à plate couture
Lire ce récit aujourd’hui est problématique !
1. Deux problèmes
Je vois deux problèmes principaux dans l’usage possible de ce récit.
a. La terre promise
Le premier, c’est la question de la « terre promise », du pays vers lequel la promesse de Dieu entraîne son peuple[1]. Un pays où coulent le lait et le miel, signes d’abondance pour un peuple qui a quitté l’esclavage pour l’errance dans le désert. Un pays où la libération commencée avec la sortie d’Egypte va pouvoir s’épanouir dans la construction de la liberté et de la sécurité. L’horizon qui guide l’espérance du peuple en marche.
Problème : il ne s’agit pas d’une terre vierge où tout peut commencer à partir de rien. Il s’agit d’un pays déjà habité. Y vivent là les Amalécites, les Hittites, les Jébusites, les Amorites et les Cananéens, autant de peuples, des hommes, des femmes, des enfants. Il va falloir les combattre pour prendre leur place.
Problème humain fort, qui tout au long de l’histoire et sur toute la surface de la terre a conduit à tant de guerres, de conquêtes, de massacres, d’expulsions, d’exil… Problème idéologique et religieux, quand le droit à posséder un pays s’enracine dans une promesse de Dieu, un dû sur lequel se construisent le conflit et la haine quand des peuples différents revendiquent leur droit sur la même terre. Ce n’est pas un problème théorique. C’est une histoire de souffrances.
Cette notion de « terre promise » est dramatique quand elle fait voir les autres comme des ennemis.
Ici, deux remarques importantes.
La première, c’est qu’on dit trop souvent que l’Ancien Testament est un livre violent. Il est traversé de violence, c’est vrai, car il est incarné dans l’histoire et que l’histoire humaine est faite de conflits. Mais elle n’est pas faite que de conflits, et l’Ancien Testament en est aussi témoin. Dans la Bible, les autres ne sont pas toujours des ennemis.
Je suis en train de lire un livre de Dany Nocquet, qui a été professeur d’Ancien Testament à la faculté de théologie protestante de Montpellier. Ce livre, paru récemment, s’appelle « Israël a aimé ses ennemis »[2]. L’exégète y montre que l’Ancien Testament est traversé par une tension forte, entre d’une part la mémoire douloureuse du passé – et parfois la dure réalité du présent – qui fait qu’il se heurte à des ennemis, et d’autre part la cohabitation pacifique, voire amicale avec ces mêmes peuples. Les écrits qui portent trace d’amitié sont plus récents, comme s’ils tentaient de corriger l’excès de haine pour promouvoir une cohabitation harmonieuse. La terre promise est alors promise à tous ceux qui l’habitent. La pensée biblique est une pensée en mouvement et les récits d’hostilité n’ont jamais le dernier mot.
Deuxième remarque : le Nouveau Testament se situe dans cette lignée d’appel à vivre ensemble. Jésus, sans cesse, franchit les frontières, va à la rencontre de Samaritains, d’une Syro-phénicienne, de Romains. La première génération chrétienne poursuit cet universalisme. Paul écrit aux Philippiens que nous sommes « des citoyens des cieux » (Philippiens 3, 20). Et l’auteur de la première lettre de Pierre dit que nous sommes « étrangers et voyageurs sur la terre » (1 Pierre 2, 11).
La terre promise est une notion très problématique si elle géographique, droit divin sur un sol, exclusion des autres, à l’encontre de notre foi qui appelle à la rencontre.
b. Dieu de colère
Il y a un deuxième problème, avec notre récit, comme dans de nombreux récits bibliques. C’est qu’il présente Dieu comme mêlé intimement aux guerres, aux conquêtes, aux massacres. Dieu agit avec son peuple contre les autres peuples. Dieu suscite la violence. Dieu se met en colère. Dieu punit.
C’est aussi une image que l’on dit parfois être celle de l’Ancien Testament. Là encore, il nous faut rendre justice à ce livre complexe, fait d’écriture et de réécritures, de lectures et de relectures théologiques de l’expérience, une vaste bibliothèque de discussion, de remise en question, de quête de sens. Dans cette grande réflexion vivante, Dieu est parfois confessé comme celui qui conduit ses troupes à la victoire, parfois comme celui qui est proche de l’humilié, de la victime. Dieu se manifeste parfois dans la toute-puissance, parfois dans un léger souffle presqu’imperceptible.
Là encore, le Nouveau Testament prolonge cette conception d’un Dieu qui n’est plus colère, vengeance et guerre, mais présence, compassion, vie. En Jésus, Dieu se révèle à la croix, victime parmi les victimes, faible parmi les faibles et, au matin de Pâques, présence de vie plus forte que les forces de mort, dynamique d’espérance qui relève les vies brisées. Cela n’empêche pas la colère, mais celle-ci est contre les situations d’injustices pas contre des ennemis.
Dieu ne manipule pas les personnes et les événements. La foi n’est pas la justification des appétits de puissance et de mort, elle est force vivante, de foi, d’amour et d’espérance.
2. Un récit qui nous enseigne
Une fois posés et dépassés ces deux gros problèmes de lecture, que faire d’un récit comme celui de ce jour ? Le rejeter ? Le lire comme un document historique trace d’événements lointains et d’interprétations désuètes ? Ou le recevoir comme ayant quelque chose à nous dire aujourd’hui, dans notre foi et notre vie ? Je vous propose d’y entendre trois dimensions qui sont fondamentales pour nous.
a. L’espérance
La première, c’est l’espérance. Si, à propos de « terre promise », nous nous défaisons d’une conception territoriale qui conduit à la souffrance, alors nous pouvons trouver écho de notre espérance en un temps et un lieu où le lait et le miel couleront en abondance. Un temps où notre exil sera terminé. Un lieu où nous pourrons vivre en paix, pas contre les autres mais avec eux. Ce « lieu », nous qui sommes citoyens des cieux, nous qui sommes étrangers et voyageurs sur cette terre, n’est pas un territoire géographique mais la plénitude de la présence de Dieu.
La terre promise, pour nous, ce sont la terre nouvelle et les cieux nouveaux dont nous parle la fin du livre de l’Apocalypse, ce livre qui n’est pas un récit de la fin du monde mais un écrit d’espérance au sein d’un monde en crise : « Alors je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre. […] Et je vis la ville sainte, la nouvelle Jérusalem, qui descendait des cieux, envoyée par Dieu […] J'entendis une voix forte qui venait du trône et disait : ''Voici, la demeure de Dieu est parmi les êtres humains ! Il demeurera avec eux et ils seront ses peuples. Dieu lui-même sera avec eux, il sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux. Il n'y aura plus de mort, il n'y aura plus ni deuil, ni lamentations, ni douleur. En effet, les choses anciennes ont disparu.'' » (Apocalypse 21, 1-4)
La terre promise, c’est la création renouvelée, l’ensemble de l’humanité en paix. C’est cela qui nous conduit. Pas le passé des déchirements, mais la promesse de réconciliation.
Lundi dernier, 3 juin, est décédé un immense théologien, protestant réformé, allemand, à l’âge de 98 ans. Jürgen Moltmann. Il a profondément marqué la pensée théologique, à partir d’une théologie de l’espérance[3]. Pour lui, l’histoire biblique et la foi chrétienne, et par conséquent la vie d’Eglise, la théologie et les engagements humains sur cette terre pour plus de justice et de solidarité, sont portés par l’espérance. Le passé, la mémoire, l’histoire sont importants, mais ils peuvent nous enfermer s’ils ne sont pas orientés vers l’à-venir ; ils doivent être relus à travers l’horizon qui est devant nous.
« Dans la fin, le commencement », disait-il[4]. La fin, la finalité, n’est pas contenue dans le commencement ; c’est le commencement qui surgit de l’espérance. La foi chrétienne est un commencement. La terre promise de la paix et de la justice est devant nous et c’est ce qui nous pousse à devenir les signes, les instruments, l’avant-goût du Royaume, ici et maintenant. « Espérer, c’est commencer », comme disait Moltmann !
b. La confiance
Deuxième enseignement de ce récit : la confiance. C’est un thème central dans le récit biblique.
Les Hébreux sont aux portes de la terre promise, au bord de l’espérance, mais le rapport de leurs envoyés leur fait peur. Ils ont tellement peur qu’ils en viennent à perdre toute confiance en Dieu, à penser qu’il veut leur mort, ils souhaitent même retourner en Egypte, dans l’esclavage. Ils se divisent, sont débordés par le défaitisme. Et puis, à la fin du récit, ils vont tenter d’entrer de force dans la terre promise, sans Dieu. Ils abandonnent la confiance en Dieu et la placent en eux-mêmes, et ils sont battus à plate couture. Sans Dieu, c’est la perte de l’espérance.
La confiance en Dieu est ce qui nous permet de marcher, orientés par une promesse, une terre de justice et de paix. La perte de confiance est l’abandon de cette espérance, le repli dans la fuite, la régression, la mort. Nous en avons, des raisons de désespérer, quand on voit ce dont l’humanité est capable. Mais nous avons aussi des raisons d’espérer : il y a tant d’engagements et de solidarités, moins spectaculaires mais pas moins forts.
Pour Moltmann, « les hommes d’espérance voient le monde non pas seulement dans sa réalité, mais aussi dans ses possibles, et ils explorent ces possibles. Par la peur et la crainte, nous explorons les possibles d’ordre négatif, pour nous y préparer ; dans l’espérance et la joie anticipée, nous explorons les possibles qui sont positifs. Il n’y a pas d’existence sans peur et sans espérance. C’est là l’espérance commune. L’espérance chrétienne, c’est en fait l’espérance que Dieu place dans les hommes. Dieu n’est pas seulement notre espérance : nous sommes l’espérance de Dieu pour sa terre et pour sa Création. »
c. La patience
Troisième enseignement de ce texte : la patience. Le temps est parfois long, trop long. L’espérance semble être si loin, la confiance si fragile.
Le temps est long dans notre récit. Il est encore plus long à la fin. Comme les Hébreux se sont révoltés, ils vont passer 40 ans dans le désert. Des adultes qui sont sortis d’Egypte, deux seulement entreront en terre promise, Caleb et Josué. Même Moïse n’entrera pas, il mourra avant. Pendant 40 ans, ils vont tourner en rond, errer. Ce sera dur. Mais ils vont continuer à marcher. Et au bout de leur marche, la terre promise. Pas pour eux mais pour leurs enfants. Ce récit est le début d’un passage de génération.
Le week-end dernier, lors de notre très bon week-end scouts et paroisse à Jambville, nous avons été quelques uns à discuter sur le thème de l’espérance, et notamment sur la question du temps. Parfois nous ne voyons pas le bout de nos rêves, de nos désirs, de nos engagements. Parfois c’est pour d’autres que nous croyons et luttons. Cela peut être fatiguant, c’est aussi très fort. L’espérance est au-delà de nous. Nous n’espérons pas que pour nous, dans un temps qui se réduirait à nous, qui serait incurvé sur nous-mêmes. Nous espérons au-delà de nous-mêmes. Pour d’autres que nous-mêmes, autour de nous. Pour d’autres que nous-mêmes, après nous.
Moltmann, le disait ainsi : « La vie du chrétien est une espérance pour d’autres hommes. L’espérance n’est pas seulement la puissance de commencer : elle est aussi une puissance qui donne patience. C’est une affaire de confiance en Dieu et de confiance en soi. J’ai de la patience à l’égard de moi-même quand je vois clairement que Dieu a pris patience envers moi durant tant d’années et n’a pas désespéré de moi. »
L’impatience de la terre promise et la patience de l’espérance qui se déploie dans la confiance. Quel beau programme !
Ce programme c’est le nôtre. C’est le nôtre ensemble. C’est celui de l’Eglise, de la communauté d’hommes et de femmes que nous sommes, disciples du Christ portés par l’espérance, témoins de la résurrection, « l’Eglise dans la force de l’Esprit »[5], comme dit le titre d’un livre de Moltmann. Ensemble engagés dans les commencements, forts de la force de l’Esprit de Dieu qui souffle en nous et par nous.
Théa a été baptisée tout à l’heure. Puisse-t-elle avec nous marcher dans la force de l’Esprit, dans la patience, la confiance et l’espérance, vivre avec nous des signes de la terre promise pour tous, terre commune, temps de justice et de paix. La terre de Dieu.
Amen.
[1] « Le pays que le Seigneur lui avait promis » (14, 16), « Le pays que j'ai promis à leurs ancêtres » (14, 23), « Vous n'entrerez pas dans le pays où j'avais pourtant promis de vous faire habiter » (14, 30),
[2] Dany Nocquet, Dieu a aimé ses ennemis. Bienveillance et reconnaissance dans l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2023.
[3] Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance, Paris, Cerf, 1970.
[4] Propos recueillis par Madeleine Wieger, Réforme, 19 décembre 2018. Idem pour toutes les citations suivantes.
[5] Jürgen Moltmann, L’Eglise dans la force de l’Esprit, Paris, Cerf, 1980.