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La violence : pistes pour (s’)en sortir

Prédication du dimanche 7 avril 2019, par le pasteur Christian Baccuet.

Lecture : Jean 8, 1-11
 

Il y a bien des difficultés dans nos vies. La principale est peut-être notre rapport aux autres… Pourquoi les relations sont-elles si difficiles, pourquoi nous heurtons-nous si souvent aux autres, pourquoi l’agressivité, le conflit sont-ils si rapides ? Et surtout, comment traverser ces moments de tension, de crise, sans basculer dans la violence, la haine, le mal ? Quel chemin pour traverser le conflit ? Question essentielle, pour nos vies personnelles comme pour notre vivre ensemble dans ce monde. Question à laquelle le texte d’aujourd’hui donne perspective !

 

1 – Sortie de la violence
a- une situation de grande violence

Le récit dit de « la femme adultère » est un récit qui est traversé par une grande violence. Par plusieurs couches de violence.

Violences pour la femme, en premier lieu. Violence physique, violence primaire, puisqu’elle est menacée de mort, entourée de gens prêts à la lapider ! Ce n’est pas une violence théorique de colloque, mais une urgence, vie ou mort. Cette violence physique se base sur une violence plus sourde, une violence sociale : celle de la place de la femme dans la société de ce temps. Elle est un être de seconde zone, propriété de son père, puis de son mari, lequel peut la répudier – alors que l’inverse n’est pas possible. D’ailleurs, dans ce récit, puisqu’il est question d’adultère, il y a forcément une autre personne partie-prenante : l’amant, l’homme… mais dans une société patriarcale, c’est seulement la femme que l’on traîne vers la mort. Autour d’elle il n’y a que des hommes, tous empressés de la juger parce qu’elle n’a pas su garder la place qu’ils lui avaient attribuée, à laquelle ils veulent l’assigner. Violence de la solitude aussi : elle est seule, ni son mari ni son amant, ni personne d’autre, pas un seul défenseur. Et puis il y a la violence d’être considérée comme un objet : elle n’a pas de nom, on ne s’adresse pas à elle, elle n’est plus une personne, elle est entièrement définie par un acte, elle est devenue un cas de figure, théorique pour la discussion, excitant pour la mise à mort. Violence terrible pour cette femme. Echo à tant de situations d’injustice et de violence dans notre monde.

Il y a aussi une autre forme de violence dans ce récit. On ne peut pas la qualifier de « violence » au même titre que celle que la femme subit, car il ne s’agit pas d’acte volontaire posé contre des personnes pour leur faire du mal ; il s’agit d’un sentiment de violence, subjectif, ressenti par les scribes et les pharisiens dans leur édifice mental. On en fait facilement de grands hypocrites, des hommes méchants… ce serait plus simple ; il est toujours plus rapide de renvoyer la violence à la monstruosité de leur auteur, comme pour éviter de penser que cela pourrait être nous-même. Ces hommes sont pourtant des sages, expérimentés, formés, cultivés, pleins de foi. Ils ont reçu le péché de cette femme comme une violence faite à tout leur système de pensée, à toute leur représentation de la société et de la religion. Ces hommes, très sincèrement, avec beaucoup de foi, conçoivent le monde comme assez simple, coupé en deux : le pur d’un côté, l’impur de l’autre, le bien contre le mal, le dedans et le dehors, le permis et l’interdit. Comme ils nous ressemblent… La Loi, qu’ils étudient et appliquent à longueur de journée, est ce qui vient séparer, pour que le chaos n’emporte pas la société : distinction des jours (travail-sabbat), des aliments, des sexes… Et voici que cette femme a franchi un interdit, celui du mariage : objet de son mari, elle s’est donnée à un autre. C’est un scandale, c’est un choc pour eux. La violence de l’ébranlement de leur système. Alors ils s’engouffrent dans la violence des déstabilisés, la punition par le moyen que donne la Loi : la lapidation, cette manière de mettre à mort où l’on ne touche pas le coupable, où le contact n’est pas établi, l’impureté rejetée au loin…

Il y a enfin une troisième situation de violence. C’est celle dans laquelle est plongé Jésus. La foule est autour de lui, au mieux spectatrice neutre, peut-être envahie de colère et assoiffée de vengeance, certainement en attente de ce qui va se passer ; jusque-là elle écoute l’enseignement de Jésus, mais on sait combien une foule est versatile. Il y a cette femme apeurée, presque lynchée. Il y a ces hommes prêts à la mettre à mort – et l’on imagine déjà les cailloux dans les mains, les narines qui frémissent d’excitation devant le sang promis. Violence de l’attroupement déchainé, du délire collectif… Cela se passe dans le Temple de Jérusalem, lieu saint par excellence, ce qui amplifie la violence de la situation en l’associant à du sacré, à Dieu lui-même. Et voilà que Jésus est plongé au cœur de cette violence, sommé de choisir son camp, de se positionner : pour la femme, donc pour l’adultère ? Ou pour les scribes, donc pour la mise à mort ? Piège de la violence qui enferme dans des solutions binaires : est-il permissif ou répressif ? Vite, une réponse, vite !

Violence extrême dans ce récit, au cœur des évangiles, au cœur de cette Bible qui en contient tellement. La Bible est parcourue de violence car cette dernière fait partie de notre humanité. Si la Bible porte la Parole de Dieu pour nous, alors elle nous parle là où nous sommes, elle se confronte à ce qui nous mine, elle traverse la violence pour nous aider à la dépasser.

b- un apaisement

Violence extrême. Et voilà que, quelques versets plus loin, la violence s’est dégonflée. Les scribes et les pharisiens sont repartis, un à un. La femme est repartie, libre et responsable. Jésus se retrouve seul. Fin de l’épisode… Que s’est-il passé ? Comment tout cela a-t-il été réglé ? Cela nous intéresse : comment, dans une situation d’urgence, de violence, de conflit, trouver un chemin de paix ?

Regardons de plus près ce qui s’est passé…

 

2 – L’attitude de Jésus

Trois dimensions dans l’attitude de Jésus dans ce récit sont remarquables, et nous renseignent sur nous-mêmes.

a- il s’abaisse

Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’attitude physique de Jésus. Il est assis dans la position traditionnelle du rabbi qui enseigne, et il parle au peuple quand la violence surgit, quand la femme est traînée par les scribes et les pharisiens au milieu du groupe. N’importe qui d’entre nous, dans un tel contexte, se lève pour faire face. Jésus, lui, non seulement ne se lève pas, il reste assis, mais en plus il se baisse et se met à écrire par terre ! Une seule fois il lève la tête, pour parler aux scribes, puis aussitôt il se baisse à nouveau ! Au lieu de se dresser, face à face, dans un rapport frontal, il se tait, ne provoque pas, ne défie pas ; il laisse passer la violence au-dessus de lui.

Essayez, pour jouer, de représenter cette scène : si vous vous levez, c’est la bagarre assurée ; si vous restez assis, l’agresseur est surpris et s’arrête ! Jésus s’abaisse, et il rompt ainsi le cercle vicieux de la violence. Son abaissement lui permet de dégonfler la violence, et lui permet de relever les autres. Geste physique qui apaise ce jour-là…

b- il ne se précipite pas

Jésus s’abaisse, se tait, fait l’indifférent au lieu de se précipiter physiquement et d’amplifier la violence. Et une deuxième dimension de son attitude : il ne se précipite pas dans le piège tendu.

Les scribes et les pharisiens placent devant lui une question : « la Loi prescrit de lapider cette femme ; qu’en dis-tu ? ». Question intéressante sur le plan théorique, pour une étude de cas : comment appliquer la loi à telle situation ? Sauf que là il ne s’agit pas d’une question à débattre entre personnes qui souhaitent discuter pour approfondir, mais d’une question d’urgence vitale. Voilà Jésus sommé d’être juge ou avocat, d’accuser la femme ou de la défendre, d’être pour ou contre. C’est un piège : s’il approuve la loi, cette femme mourra, et Jésus sera en contradiction avec toute sa mission. S’il approuve la femme, il rejette la loi, en plein Temple, scandale qui ne ferait qu’attiser la violence. Piège mortel : qu’il réponde « oui » ou qu’il réponde « non, c’est la mort qui l’emportera

Jésus ne fuit pas la question. Il répond. Mais sa réponse désarçonne : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! ». Il est fort, Jésus ! Car, en pleine mêlée, il interpelle chacun ; dans un groupe, il en appelle à la conscience individuelle. Il ramène chacun à sa responsabilité, à sa liberté, à soi-même. Il ne leur dit pas ce qu’ils doivent faire, il leur demande simplement d’être en cohérence avec eux-mêmes. Il prend un risque, car une foule assoiffée n’est pas toujours en état de penser.

Et, symboliquement, pour appuyer cette phrase, il écrit par terre. En soi, c’est un geste d’apaisement ; il continue à ne pas provoquer. Peu importe ce qu’il écrit, ou dessine, ou simplement trace dans la poussière. La connaissance que les scribes et les pharisiens ont de l’Ecriture doit leur rappeler le verset de Jérémie (17, 13) : « Ceux qui se détournent de toi ne sont que des noms inscrits dans la poussière. C’est qu’ils t’ont abandonné, Seigneur, toi la source d'eau vive », dit Dieu. Jésus ne les regarde plus, il ne les défie pas, il ne vérifie pas qui va céder devant cette phrase, qui va perdre la face. Il laisse chacun seul avec sa conscience. Il renvoie chacun à lui-même. Et les voilà – on ne se sait pas combien de temps cela prend – qui partent l’un après l’autre. Chacun à son rythme, chacun troublé questionné, interpelé…

c – il distingue personne et acte

Jésus se retourne alors vers la femme. Ils ne sont plus que deux. Les accusateurs ont disparu et avec eux l’accusation. St Augustin disait : « il n’en reste que deux, la misérable et la miséricorde », et pour lui c’était là le cœur de l’Evangile. Car Jésus ne la considère pas comme un objet mais comme une personne. Il lui parle, de personne à personne. Il la restaure dans son humanité. Dans une phrase magnifique, il la remet en dignité, en vie, en nouveau départ, en résurrection : « je ne te condamne pas non plus, va et ne pèche plus ». Tu es libre désormais, mais deviens responsable de ta vie !

Dans cette phrase que Jésus dit à la femme se tient le plus important, le plus essentiel : je ne te condamne pas… va et ne pèche plus ! Jésus introduit ici une distinction essentielle à toute sortie de conflit : la distinction entre la personne et l’acte. Jésus pardonne à la personne, sans approuver son acte. Il n’identifie pas, comme les scribes, cette femme avec ce qu’elle a fait : leur logique c’est de tuer la femme parce que l’on condamne son acte. Au contraire, il libère la femme en le distinguant de ce qu’elle a fait. Elle n’est pas condamnée à être à jamais « l’adultère », elle peut devenir responsable de sa vie. Belle image du pardon, qui n’est pas excuse pour l’acte commis, mais qui sépare l’acte et la personne et ouvre ainsi l’avenir.

Voilà qui nous interpelle, nous qui, sans cesse, confondons l’autre et ce qu’il fait : lui c’est un criminel irrécupérable (nous savons pourtant, à travers l’expérience de l’apôtre Paul, que tout être humain peut changer !). Lui un raté, un fainéant, un méchant, un menteur… Autant d’avenirs coupés, fermés, autant de logiques de mort ! Retrouver derrière chaque acte la personne, c’est la seule solution pour ouvrir des chemins à travers la violence. Passer d’un conflit de personnes à un conflit d’objet, pour pouvoir le résoudre et ouvrir à nouveau un chemin de vie.

Une phrase toute simple en apparence, mais qui dit l’essentiel de la foi, de l’espérance et de l’amour : une relation de personne à personne (« femme »), une libération (« je ne te condamne pas »), un envoi (« va »), une responsabilisation confiante (« ne pèche plus »). Pas parce que cette femme serait méritante : il n’est pas question dans ce récit d’un repentir de sa part, de foi, d'engagement... elle est victime et cela suffit. Mais parce que cette femme est devenue un objet pour les religieux, elle est restaurée dans son humanité, sa singularité, sa personne. Fin de la violence.

 

3 – Un chemin

Ce que fait Jésus est essentiel. Il refuse d’entrer dans le cercle vicieux de la violence, il ne se précipite pas dans le piège de la solution binaire mais en appelle à la conscience personnelle de chacun, il distingue l’acte et la personne. Les scribes et les pharisiens ont été interpelés, chacun au fond de lui-même. La femme a été sauvée, libérée, responsabilisée. La situation de violence a été dénouée.

Ce jour-là, cela a marché. Certes, nous savons que cela ne marche pas toujours. Jésus lui-même, plus tard, sera victime de la violence qui met à mort ; et après lui Etienne, et tant d’autres. Mais cela n’invalide pas ce récit. Ce n’est pas une recette magique, mais cela peut marcher, plus souvent qu’on ne le pense.

 

Dans ce récit, Jésus trouve une sortie au conflit, il aide la femme et les scribes. Souvent dans le conflit on ne peut s’en sortir seul, il importe qu’un tiers puisse être présent. Et si, à la suite de Jésus, c’était le rôle de l’Eglise – c’est-à-dire de nous – d’être ceux qui œuvrent pour la paix, la réconciliation la justice ? Suivre Jésus, c’est poursuivre sa mission de réconciliation, de libération. Ce n’est pas facile. Nos conflits sont parfois tenaces, nos souffrances immenses, nos blessures et nos haines intactes, nos incompréhensions totales, notre pulsion de vengeance trop forte. L’Eglise elle-même, dans ses différents avatars au long de l’histoire, et encore aujourd’hui, a été complice de violence quand elle n’a pas été elle-même cause de violence à force de pouvoir, de normes, de condamnations et d’hypocrisie, parfois au nom même de la Bible et de la foi (comme les scribes et les pharisiens de notre texte, théologiens férus d’Ecriture et hommes pieux).

Et pourtant… Si nous pouvions, comme Jésus, ne pas prendre de face la moindre parole, la moindre blessure, comme si nous avions immédiatement à tomber dans le piège de la réponse « œil pour œil »… mais laisser passer, attendre, faire silence, pour qu’un dialogue puisse s’établir ! Si nous pouvions, comme Jésus, refuser le piège du simplisme, du manichéisme : oui ou non ? avec ou contre ? juge ou avocat ? permissif ou répressif ? Mais prendre le temps de comprendre chacun, pour que chacun puisse cheminer, devenir responsable. Si nous pouvions, comme Jésus, ne pas aller dans le piège – qui est celui de notre société – de confondre l’autre et ce qu’il fait, pour voir en chacun un être humain, qui même dans un geste grave, reste un être humain, capable d’émotion, de vie, d’avenir. Alors sans doute nous vivrions mieux !

Et nous serions témoins de l’Evangile. Témoins de Jésus crucifié, lui qui est allé un plus profond de l’abaissement. Témoins du Christ ressuscité, lui qui s’est relevé pour redresser ceux qui sont à terre. Témoins du Dieu vivant dont la présence n’est pas un discours, mais un véritable engagement : son engagement pour nous aider à traverser la vie, jusque dans les situations de violence traversée ; et notre engagement à sa suite pour aider à dénouer des situations mortifères. Non par notre propre force, mais par la force de l’Esprit.

Amen