Prier jusqu’au bout — Église protestante unie de Pentemont-Luxembourg - Communion luthérienne et réformée

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Prier jusqu’au bout

Texte de la prédication du dimanche 6 mars 2022, par le pasteur Christian Baccuet

Lecture : Genèse 18, 16-33

 

Dimanche dernier, nous avons vécu avec Abraham une grande et belle rencontre (Genèse 18, 1-15). Abraham a accueilli des hommes de passage, sans savoir que c’était Dieu qui venait à lui. Au cours du repas, Dieu lui a annoncé que le fils tant attendu naîtrait l’année suivante. Dimanche dernier, Annette Preyer a prêché sur ce texte, pour nous montrer comment cette histoire nous donne courage : « Dieu vient, sans prévenir, déguisé, et nous parle de la vie, plein d’amour, et alors tout devient possible », a-t-elle dit[1]. Belle histoire d’une rencontre avec Dieu, de la promesse renouvelée et de son dénouement tant attendu. L’espérance est précisée : l’année prochaine, Abraham et Sara auront – enfin – un fils. Un récit d’hospitalité chaleureuse, de promesse de vie et de regard tourné vers l’avenir.

Et voilà que, comme dans nos histoires personnelles, comme dans notre histoire humaine, il y a des retours brutaux à la réalité. L’histoire se rappelle à nous, dans toute sa brutalité, sa violence, quand la guerre frappe un pays, quand les bombes tombent du ciel et que les combats font rage dans la rue, quand des gens fuient pour tenter d’échapper à la mort. Après la belle rencontre, après le bon repas partagé, Abraham raccompagne Dieu. Ils font quelques pas, côté à côte, sur la montagne qui surplombe les villes de Sodome et Gomorrhe. Ils discutent ensemble du sort de ces villes rongées par le mal et la violence, dont les noms, aujourd’hui encore, résonnent de mort.

Ce récit nous parle de la prière, dans un contexte de violence humaine. Aujourd’hui, il me rappelle particulièrement deux dimensions essentielles de notre prière, et il me laisse aussi avec une interrogation.

 

1. Un dialogue entre amis

Ce texte me rappelle que la prière est un dialogue.

Ce récit est surprenant, si on y songe bien. Il se déroule dans une culture où Dieu est conçu comme le juge suprême, comme celui qu’on ne peut voir face à face sans mourir… Et il nous montre Dieu et Abraham qui discutent tranquillement ensemble, comme deux vieux amis. Deux personnes qui dialoguent véritablement.

D’un côté, nous dit le texte, il y a Dieu qui a décidé de partager avec Abraham ce qu’il pense de Sodome et Gomorrhe. Le bruit de la méchanceté de ces villes est si fort que Dieu a décidé d’aller voir par lui-même ce qu’il en est, de descendre parmi les hommes pour aller vérifier ce qu’ils vivent. Dieu entre en relation de confiance ave Abraham.  « Je ne veux pas cacher à Abraham ce que je vais faire », se dit-il (v. 17).

De l’autre côté, il y a Abraham, qui entre à son tour dans cette relation de confiance. Derrière ce que lui dit Dieu, il entend que Sodome risque d’être détruite. Cela ne lui convient pas, cela le choque, car il y a peut-être dans Sodome des justes, des innocents. Pourquoi périraient-ils avec les coupables ? Alors il le dit à Dieu. Il en appelle même à Dieu contre Dieu : « Il n'est pas possible que le juge de toute la terre ne respecte pas la justice ! » (v. 25), dit-il. Tu ne peux pas agir ainsi ! Ainsi commence ce dialogue qui ressemble à un marchandage : pour 50 justes, tu pardonneras bien à la ville ? Et pour 45, pour 40, pour 30, pour 20, pour 10… ?

Ce récit nous rapporte un vrai dialogue. Dieu partage avec Abraham ce qu’il a sur le cœur, Abraham partage avec Dieu ce qu’il a sur le cœur. Et chacun des deux écoute l’autre, avance avec l’autre, approuve l’autre. D’accord, dit Dieu à chaque fois, je ne détruirai pas la ville à cause des 50 justes, à cause des 45, des 30, des 20, des 10 justes…

J’aime ce récit qui nous rappelle que la prière n’est pas un rite, une obligation, des mots à réciter, mais est un temps de dialogue que nous avons avec Dieu. Ce Dieu qui vient vers nous pour que nous marchions avec lui, comme deux amis qui se parlent et s’écoutent. La prière, c’est le temps de l’écoute de ce que Dieu a à partager avec nous, et ce temps du partage de ce que nous avons à lui dire. La prière est un dialogue. Ce peut être une conversation paisible, ce peut être un marchandage comme ici, un combat, une lutte. C’est toujours une relation forte entre Dieu et nous. Une relation de vérité.

 

2. Intercession

La prière a une autre dimension importante. Si la prière est dialogue entre Dieu et nous, elle n’est pas seulement face à face. Il y a quelqu’un d’autre qui est présent. Dans ce texte, ce quelqu’un d’autre c’est la ville de Sodome.

Je suis étonné qu’Abraham ne prie pas pour lui. Cela fait pourtant des années qu’il chemine avec Dieu, des années qu’il attend la réalisation de la promesse, il a traversé bien des épreuves et des déchirements… On pourrait s’attendre à ce qu’il prie pour lui, pour se plaindre ou pour demander de l’aide. Mais c’est pour un autre qu’il discute avec Dieu. Sa prière est une prière d’intercession. Une prière pour les autres. Même pas pour sa famille ou son clan, mais pour une ville païenne, pour une ville tout autre que lui. Une prière existentielle, puisqu’il y est question de justice et de grâce, de punition et de pardon, de mort et de vie.
Abraham prie pour le salut de Sodome.

Sa prière est étonnante, car la conception dominante en son temps est celle de la responsabilité collective. Nul n’est responsable individuellement de ce qu’il fait, chacun est solidaire de l’ensemble de sa communauté. S’il arrive un malheur, une guerre ou une épidémie, c’est toute la communauté qui est touchée. Par la faute d’un seul, tous peuvent être punis. C’est normal… C’est sans doute pourquoi, derrière les mots de Dieu, Abraham entend que Sodome va être détruite. Dieu ne le dit pourtant pas. Il dit simplement qu’il va aller voir ce qu’il se passe dans cette ville (v. 21), pour ne pas se contenter de ce qu’il entend qu’on en dit. Mais comme Abraham sait ce qu’est Sodome, comme il sait qu’en elle domine le mal, il pense logiquement (et à la place de Dieu !) que Dieu va sa fâcher.

Alors apparait comme un doute en lui. C’est bien de concevoir une punition comme collective, mais s’il y a quelques innocents au milieu, n’est-ce pas injuste qu’ils périssent avec les méchants ? Et si on renversait la logique, et que ce soit le salut qui soit collectif ? Si c’était grâce aux innocents que les coupables étaient épargnés ? C’est ainsi que jaillit en lui cette prière d’intercession pour le salut de Sodome. Une prière pour les autres, pour leur pardon, leur salut, leur vie. Une parole de foi en la grâce de Dieu.

Essentielle est notre prière d’intercession. Dans cette prière, nous présentons à Dieu les lieux, personnes, situations qui nous semblent manquer de grâce, de foi, d’espérance et d’amour. Cette prière se fonde sur la confiance que nous avons en Dieu et qui nous permet de lui dire ce qui nous soucie et nous peine. Cette prière se fonde sur la confiance que Dieu nous accorde pour devenir témoins de sa grâce auprès de ceux pour lesquels nous nous sentons solidaires. Cette prière d’intercession se fonde sur la grâce plus forte que la culpabilité, sur l’amour plus fort que les fatalités, sur la vie plus forte que la mort.

Dieu et Abraham discutent, et dans ce récit je reçois le rappel que la prière, ce dialogue véritable avec Dieu, est marquée par l’espérance solidaire qui me lie à mes frères et sœurs humains.

 
3. Une interrogation forte

Ce récit, pourtant, me laisse avec une interrogation forte.

50, 45, 40, 30, 20, 10… A chaque fois Dieu promet de ne pas détruire la ville à cause de ce nombre, de plus en plus petit, de justes. A 10, Abraham s’arrête. Pourquoi Abraham s’est-il arrêté à 10 justes ? Pourquoi n’est-il pas allé plus loin ?

Peut-être qu’il y avait 10 justes à Sodome, et qu’Abraham n’avait pas besoin d’aller plus loin ? Pourtant, au chapitre suivant, la ville de Sodome va être détruite. Seules 4 personnes vont en réchapper : Loth, sa femme et leurs deux filles. Et encore, la femme de Loth va mourir en route, quand, dans la fuite loin de la violence, elle se retournera pour regarder la destruction de Sodome, quand elle se perdra dans un regard en arrière vers la mort au lieu de se projeter vers l’avant et la vie. Et les filles de Loth vont enivrer leur père pour Loth pour avoir une descendance avec lui. Loth, sa femme et ses deux filles sont-ils justes ? Y avait-il seulement un juste à Sodome ? Y a-t-il sur cette terre une seule personne qui soit juste, innocente, qui puisse apporter la grâce aux autres ?

Abraham s’est arrêté à 10. Pourquoi n’est-il pas allé plus loin ? Si ce n’est pas le nombre de justes qui vivent à Sodome, est-ce la limite de la grâce de Dieu ? Pourtant Dieu n’a pas rechigné jusque-là à accepter les nombres proposés par Abraham. Il a écouté patiemment, accepté avec beaucoup de tendresse. Et – je le redis encore parce que cela me parait important et que, comme Abraham, nous croyons souvent entendre des choses que Dieu n’a pas dites – à aucun moment ce récit ne dit que Dieu a décidé de détruire Sodome. Il dit simplement que Dieu a décidé d’aller vérifier par lui-même les plaintes qui sont arrivées jusqu’à lui, qu’il va aller à rencontre des personnes qui habitent cette ville. Si la destruction de Sodome interviendra au chapitre suivant, c’est à la suite d’un épisode très violent, où les habitants de cette ville se précipiteront d’eux-mêmes dans le rejet de Dieu, dans la violence et la mort. Le chapitre 19 de la Genèse est un des plus violents de la Bible, il résonne directement dans notre actualité. Il parle des hommes de Sodome déchaînés contre deux visiteurs envoyés par Dieu. Loth a accueilli ces deux hommes, mais la foule en furie entoure sa maison et cherche à y entrer pour les violer. Loth panique et propose à la foule de lui donner en pâture ses deux filles à la place de ses deux hôtes, ce qui ne calme pas la foule qui insulte Loth en le traitant d’étranger. Le seul salut possible pour Loth et les siens est la fuite avant que la ville de Sodome ne périsse de cet emballement de violence, exil dramatique comme on le sait puisque sa femme mourra en route. Il y a des logiques de mal qui ne conduisent qu’à démultiplier souffrances et mort, dans le refus de la grâce de Dieu. Ce n’est pas la limite de la grâce de Dieu, mais la dimension illimitée du mal, de la guerre, du racisme, de la violence de l’humanité qui nous entrainent dans des catastrophes terribles.

Abraham s’est arrêté à 10. Pourquoi n’est-il pas allé plus loin ? Ce n’est pas le nombre de justes qui vivent à Sodome, ce n’est pas la limite de la grâce de Dieu. Et si c’était la limite de la foi d’Abraham ? Sans doute Abraham n’a-t-il pas osé aller plus loin. Peut-être a-t-il cru que Dieu voulait mettre fin à la prière ? Peut-être n’a-t-il pas eu assez confiance dans la patience de Dieu ? Peut-être a-t-il eu peur, au fond de lui, que Dieu renonce à punir Sodome ? Peut-être s’est-il arrêté avant que cette prière ne l’engage trop lui-même ? Comme Abraham, bien souvent dans notre prière, dans notre foi, dans notre amour, dans notre espérance, nous nous arrêtons en chemin. Nous n’allons pas jusqu’au bout. Nous restons tièdes et prudents. Combien de nos prières sont ainsi suspendues en l’air, inachevées, sages et raisonnables, non suivies d’engagements et de gestes ? Ce texte se termine sur cette interrogation. Abraham s’est arrêté en cours de discussion, et nous voilà ramenés à nos limites, à notre manque de foi et d’espérance devant la violence en ce monde.

 

4. Le juste

Il y en a un, pourtant, qui ne s’arrêtera pas en chemin. Un qui ira jusqu’au bout de cette logique. Un qui, pour un seul juste, offrira la grâce à toute la terre. C’est Dieu.

Et ce juste s’appelle Jésus. « S’il arrive à quelqu’un de pécher, nous avons un avocat auprès du Père : Jésus-Christ, le juste. Car Jésus-Christ s'est offert en sacrifice pour le pardon de nos péchés, et non seulement des nôtres, mais aussi de ceux du monde entier », écrit Jean dans sa première Lettre (1 Jean 2, 1-2). En Jésus, nous savons que Dieu a achevé la prière qu’Abraham n’a pas osé faire jusqu’au bout. En Jésus, nous savons que Dieu va jusqu’au bout du pardon. « Je ne te détruirai pas à cause de ce juste », nous dit Dieu. Je t’aime jusqu’au bout, quoiqu’il arrive, quoique tu fasses, qui que tu sois, à cause de Jésus-Christ, nous dit Dieu. A cause de Jésus-Christ.

Nous entrons aujourd’hui dans le temps de Carême. Pendant les six semaines qui précèdent Pâques, nous nous plaçons dans les pas du Christ, sur le chemin de sa Passion. Ce temps nous met en présence de ce Dieu qui, en Jésus-Christ, entend les cris de ce monde qui montent à lui ; de ce Dieu qui, en Jésus-Christ, descend jusqu’à nous pour nous rejoindre au creux des souffrances de l’humanité, pour les partager, les prendre sur lui à la croix, leur ouvrir un espace de grâce au matin de Pâques. Le temps de Carême dure 40 jours. Dans la symbolique biblique, 40 est une durée longue et éprouvante, une traversée difficile mais un chemin vers la vie. De très nombreux récits bibliques se déroulent sur 40 jours ou 40 ans. Par exemple les 40 jours de déluge au temps de Noé (Genèse 7, 12), les 40 ans d’exode avec Moïse (Exode 16, 35), les 40 jours et 40 nuits passés par Moïse sur le Sinaï pour y recevoir les tables de la Loi (Exode 24, 18), les 40 jours pendant lesquels Jésus est tenté dans le désert (Marc 1, 13, Matthieu 4, 2, Luc 4, 2), les 40 jours de manifestation du Christ ressuscité entre Pâques et l’ascension (Actes 1, 3)…

Nous sommes dans ce temps d’entre la promesse et sa réalisation. Temps liturgique mais aussi temps de nos vies et de l’histoire de l’humanité. Nous sommes plongés au cœur de ce monde violent, nous sentant impuissants devant tant de souffrances, et culpabilisant de notre impuissance ou de nos lâchetés, perdant confiance en l’être humain et parfois en Dieu lui-même. Mais accompagnés par Dieu qui nous offre de parler avec lui comme avec un ami, qui nous écoute patiemment, qui entend notre prière même quand elle est maladroite, même quand elle se trompe, même quand elle s’interrompt en route, trop tôt, avant d’être allée jusqu’au bout. Sur notre route précaire, dans nos fragilités, Dieu marche avec nous, et il écoute nos prières au-delà de nos mots, en Jésus-Christ, le juste.

C’est pourquoi c’est en Jésus que notre prière se donne à Dieu. C’est pourquoi nous prions au nom du Christ. Car c’est en Jésus que nous rencontrons véritablement Dieu comme le Dieu d’amour avec lequel nous pouvons parler comme avec un ami, l’écouter et lui confier ce que nous avons au plus profond de nous. C’est en Jésus que nous pouvons partager avec Dieu ce qui nous préoccupe dans le monde ou chez nos proches, élargir notre prière en y faisant place pour les autres. C’est en Jésus que nous pouvons garder foi et renouveler notre espérance, même au cœur de l’épreuve. C’est en Jésus que nous pouvons aller jusqu’au bout de notre prière, en sachant que Dieu l’écoute, l’accepte, l’accompagne pour en faire un fruit d’amour et de vie.

Dieu nous écoute jusqu’au bout. Alors prions-le jusqu’au bout ! En Jésus-Christ.

Amen.
 

 

[1] https://www.epupl.org/spiritualite/la-parole/autres-predications/car-rien-nest-impossible-a-dieu