Quand le doute attaque
Lectures :
- Exode 17, 8-16
- Jean 14, 27
Aujourd’hui, 11 novembre 2018. Il y a exactement 100 ans, l’armistice mettait fin à la Grande guerre. En un peu plus de quatre ans, on estime qu’il y a eu environ 10 millions de soldats tués, et autant de civils morts des conséquences de cette guerre : faim, maladie… Près de 20 millions de morts ! C’est un chiffre qu’il est difficile de se représenter. S’il fallait nommer chacun de ces morts, à raison de 3 secondes par nom, il faudrait près de deux ans (23 mois) non-stop ! Pourtant, derrière chacun, une vie, des relations, de la souffrance. Aujourd’hui, nous allons citer les membres de notre paroisse qui sont morts durant cette terrible guerre.
[Culte du matin à Pentemont, lecture des noms des 84 soldats, membres de la paroisse de Pentemont, tués à la guerre de 14-18. Culte du soir rue Madame, lecture des noms des 19 soldats, membres de la paroisse du Luxembourg, tués pendant cette guerre]
Autant de noms, autant de personnes fauchées en pleine vie, autant d’enfances, de liens, de projets disparus, parfois de fratries, autant de familles meurtries en profondeur. Effroyable boucherie.
14-18, c’est aussi la fin de la croyance qui a traversé tout le XIXe siècle, celle d’un progrès perpétuel de l’humanité. C’est aussi l’espoir que ce sera la « der des ders »… 21 ans avant la 2nde guerre mondiale. On estime qu’au XXe siècle, il y a eu 231 millions de morts dans les guerres, les conflits, les massacres qui n’ont jamais cessé sur notre terre ! Terrible humanité.
Aujourd’hui nous faisons mémoire de cela. Mais qu’en dire ?
Une prédication n’est pas le lieu pour une réflexion historique sur la Grande guerre, ses causes et ses conséquences. Ce n’est pas le lieu d’une analyse géopolitique sur les conflits de notre temps. Ce n’est pas le lieu d’une étude sociale, économique ou psychologique de la violence qui se tapit sournoisement en nous et autour de nous. Tout cela est important, essentiel même pour tenter de ne pas revivre une telle abomination. La prédication, c’est un moment pour que l’Ecriture méditée devienne espace de sens pour nos vies, personnelles et collectives. L’Ecriture ne nous parle pas de la guerre de 14-18… mais elle nous parle de notre humanité, de la violence, du doute, de la mémoire, de l’espérance, de nos vies.
Alors, pour ce jour, j’ai choisi de partager avec vous un texte biblique qui nous raconte une guerre, qui nous parle du souvenir, qui nous appelle à l’espérance.
1 – Faiblesse et doute
Ce récit est au cœur de l’exode. Il se situe au XIIIe siècle avant notre ère. Les Hébreux, dans leur longue pérégrination dans le désert, entre la sortie de l’esclavage en Egypte et l’entrée dans la liberté en terre promise, sont attaqués par Amalec. Un combat sans merci se déroule contre cet ennemi qui surgit pour la première fois.
Amalec-le-doute
Amalec est le chef d’une tribu – ou d’un groupe de tribus – nomade circulant au nord-est du Sinaï, les Amalécites. Il entretient des relations hostiles avec Israël bien au-delà de ce récit, encore pendant l’installation en Canaan et jusqu’au temps de David. Amalec fait figure d’ennemi traditionnel d’Israël. Il est le symbole du mal, de l’ennemi radical, du combat jusqu’au bout. Ce récit évoque la difficulté du parcours des exilés, il porte la trace des événements difficiles qui ont jalonné l’histoire des Hébreux, de la part de violence qu’il y a dans l’histoire humaine jusqu’à aujourd’hui. Mais en profondeur, au-delà des contingences de l’histoire, il parle de nous. C’est dans notre propre histoire, personnelle, intérieure, que se poursuit le combat contre Amalec.
Car qui est Amalec pour nous ? Dans la kabbale, une tradition juive sensible à la valeur des lettres, l’addition des lettres hébraïques du mot « amalec » (עמלק) donne 240, comme celle des lettres du mot « safek » (ספק), « doute ». Comme pour signifier qu’Amalec c’est le doute. Que le mal suprême qui s’attaque au peuple de Dieu dans ce récit, ce ne sont pas des personnes, mais le doute qui s’insinue, qui gangrène, qui ravage et qui tue. Ce doute qui peut surgir sur notre route.
Certes, dans notre Eglise nous valorisons la dimension du « doute ». Nous disons que le doute est partie intégrante de la foi, qu’une part de doute est nécessaire pour que nos convictions ne soient pas des certitudes fermées, pour qu’un espace de question, de critique, de dialogue, de rencontre nous permette de vivre, d‘être ouverts et accueillants. Cela est juste, et important, c’est même essentiel, car la foi n’est pas un carcan mais un élan de vie. Mais ce n’est pas de ce doute-là dont il s’agit ici. Il ne s’agit pas d’un espace de liberté, mais de l’inverse : un combat mortel, une attaque contre un peuple qui cherche la liberté, une lutte contre la confiance, la foi, la relation. Le doute qui fait haïr les hommes, s’arrêter d’espérer, chercher querelle à Dieu. L’absence de lien, ce qui détruit l’être humain, le défigure, l’aliène et le tue, les idéologies, les pouvoirs et les situations qui veulent étouffer la parole de vie.
L’existence croyante est lutte contre cette force de mort. Mais cela peut sembler difficile, lourd. Il peut arriver que nous ressentions de la fatigue, un sentiment de langueur, un besoin de repos… C’est justement là que nous sommes vulnérables.
Rephidim-la-langueur
Le lieu où Amalec attaque les hébreux, c’est Rephidim… « Rephidim », cela veut dire en hébreu « repos », « langueur »… C’est le nom d’un lieu tragique, où, juste avant notre récit, vient d’avoir lieu un épisode terrible, celui de l’eau qui vient à manquer, la soif, la révolte (Ex 17, 1-7)
L’histoire, jusque-là, était plutôt belle : la sortie l’Egypte, la liberté, la nourriture quotidienne. Bientôt l’alliance sur l’Horeb. Une suite trépidante de chapitres et d’épisodes denses et beaux, forts et fondateurs. Mais entre les deux, Rephidim, le doute, la peur, la révolte. La faim et la soif y tenaillent les hébreux, ils perdent patience, ils perdent confiance, ils se rebellent contre Moïse, ils provoquent Dieu avec cette question terrible, faite de peur et de révolte : « le Seigneur est-il vivant au milieu de nous ? » (v. 7). Leur foi chancelle et leur aventure risque de se terminer là, en ce lieu désormais nommé Massa – « provocation » – et Meriba – « querelle » (v. 7).
C’est là précisément qu’Amalec attaque. Amalec ne s’attaque pas à une armée organisée, puissante, en ordre de marche. Il agresse un peuple de fuyards en déroute. C’est ce qui est rappelé en Deutéronome 25, 17 : « Souviens-toi de ce qu’Amalec t’a fait en chemin lorsque vous êtes sortis d’Egypte, comment il est venu à ta rencontre, en chemin, pour attaquer ton arrière-garde, tous ceux qui se traînaient en dernier, alors que tu étais fatigué, épuisé, et cela parce qu’il ne craignait pas Dieu ». Rephidim, c’est le lieu où il n’y a plus à boire, le moment où le poids de la route se fait sentir et où montent le découragement, la nostalgie, la peur de l’avenir, la provocation la querelle. C’est au creux de leur découragement que le doute s’insinue pour tenter de détruire. Là, quand le peuple doute et s’éloigne, il devient fragile.
C’est au moment où nous sommes errants, faibles, en perte de confiance, que le doute menace. Et la fragilité, cela peut être, comme dans notre récit, quand le sentiment d’abandon gagne les cœurs et que la crise menace, mais cela peut être aussi quand on se sent tellement fort que l’on en oublie le besoin de Dieu, quand on croit tenir la vérité, être invincible… Parfois, la fatigue peut nous faire éprouver comme un doute. A quoi bon tous nos efforts, nos projets, nos espoirs ? A quoi bon tout cela ? Sentiment de langueur, besoin de repos… C’est quand nous sommes proches de Rephidim, facilement emportés par la faim et la soif, que nous sommes attaqués par Amalec, le doute existentiel.
Je reçois ce récit comme un appel à être attentifs à cela, en nous-même et pour les autres, à être vigilants sur les moments de langueur, de découragement, de déprime.
Mais quand, malgré tout, surgit Amalec-le-doute, que faire ?
2 – Prière et engagement, ensemble
Pendant que le combat fait rage dans la plaine, Moïse se trouve sur la montagne. Il lève les bras, le bâton de Dieu dans les mains.
La prière
Ce bâton, Moïse l’a déjà utilisé, plusieurs fois. C’est avec lui qu’il a produit des signes de la force de Dieu : devant le pharaon quand ce bâton devient serpent, à cinq reprises pendant les plaies d’Egypte, puis pour ouvrir en deux la mer, et encore pour frapper le rocher pour que l’eau jaillisse et que le peuple puisse boire (Ex 17)… Ce bâton est le signe de l’intervention de Dieu, de la présence de Dieu avec son peuple. Quand Moïse lève les mains vers le ciel avec ce bâton, c’est un geste de prière qu’il accomplit. Il manifeste son lien fort à Dieu, sa confiance dans sa présence. Quand les mains sont levées, Israël dans la plaine emporte la victoire.
Je reçois dans ce récit l’importance de la prière comme point d’appui, de la foi comme force donnée, de la confiance en Dieu qui chemine avec son peuple à travers les épreuves. Je crois que prière et engagement se nourrissent mutuellement, mains levées sur la montagne et lutte dans la plaine contre le doute existentiel. Prier et combattre dans un même élan. Mais il peut arriver que nous soyons parfois fatigués, découragés, que nous ayons envie de baisser les bras…
Moïse prie sur la montagne, les mains levées vers son Seigneur, et les hébreux gagnent le combat dans la plaine. Mais l’ennemi est coriace, le combat est long, et Moïse fatigue. Ses bras se font lourds et ses mains retombent. Alors c’est l’ennemi qui prend le dessus. Moise n’est pas un surhomme, il est un homme comme nous, fragile. Il n’est pas un modèle écrasant de toute puissance, mais un homme en responsabilité avec ses limites. Moïse fatigue, il se décourage peut-être.
Solidarité
Mais Moïse, le prophète, mains levées pour prier, n’est pas seul. Deux hommes se trouvent à ses côtés. Aaron le prêtre, figure de la relation à Dieu, et Hour, une sorte de dignitaire civil qui plus tard, quand Moïse montera à la rencontre de Dieu, gèrera les affaires du peuple avec Aaron (Ex 24). Aaron et Hour lui soutiennent les bras, ils l’aident dans la prière, ils le supportent, dans le sens positif du terme. Seul, Moïse n’y arrive pas. Avec l’aide de ses compagnons, il peut s’asseoir, reprendre force et appui, relever les bras, se redéployer dans la prière, renouer avec Dieu. Sur la colline, Moïse, Hour et Aaron. Dans la plaine, Josué le chef de guerre, aide de Moïse en de nombreux moments, son futur successeur aussi quand après la mort de Moïse viendra le temps d’entrer en terre promise ; et les combattants anonymes qui luttent sous les ordres de Josué.
Moïse n’est pas seul. Il y a d’autres que lui, engagés dans le même combat, chacun à sa manière mais tous ensemble, se soutenant les uns les autres. Tout le monde est engagé dans ce combat pour rester debout, avancer vers la terre promise, construire un peuple libre. Il y a besoin de chacun pour qu’Amalec-le-doute recule. Sans la prière, le combat est vain, dans la plaine. Sans combattants, la prière risque de se perdre dans le vide. Prier et combattre nécessitent d’être plusieurs.
On peut voir dans ce récit une figure du partage des tâches dans le peuple de Dieu, une image de la diversité des ministères. Un appel à la complémentarité entre les différentes fonctions ou situations qui sont les nôtres au sein de notre Eglise, dans cette paroisse. On peut y voir aussi une figure des différents moments de chacune de nos vies, selon les temps ou les circonstances : prier, soutenir celui qui prie, combattre dans la plaine. Tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois tout en même temps.
J’y vois un appel à vous soutenir mutuellement, à tour de rôle, portés dans un même élan de liberté. Toujours au service les uns des autres.
3 – La dynamique de la foi
C’est là, dans la lutte contre ce qui aliène l’être humain – et plus largement toute la création – et au creux de la fatigue qui appelle à se supporter mutuellement, que se tient la dynamique d’une vie. Car quand tout est fini, tout commence !
Mémoire et espérance
La journée contre Amalec a été longue et rude dans la plaine, le combat a été porté dans la prière et l’ennemi a été vaincu. Alors Dieu s’adresse à Moïse pour lui dire cette phrase curieuse : « Ecris cela dans le livre, pour qu’on s’en souvienne, et dis bien à Josué que j’effacerai le souvenir d’Amalec de dessous le ciel » (v. 14). Que l’on se souvienne… de ce souvenir qui sera effacé ! Souviens-toi d’oublier ! Cela me fait penser à la chanson de Serge Gainsbourg « souviens-toi de m’oublier »… Injonction paradoxale : comment peut-on se souvenir que l’on doit oublier ?
Amalec et son peuple sont passés au fil de l’épée, exterminés, c’est fini… et il y aura guerre pour le Seigneur contre Amalec, de génération en génération : ce n’est pas fini.
Là se trouve l’existence chrétienne, à l’articulation de la mémoire et de l’espérance, ces deux pôles important de notre foi chrétienne. La mémoire, souvenir d’hier, qui porte ses fruits dans l’aujourd’hui de la confiance et de l’engagement. Et l’espérance, qui porte les regards au-delà du temps présent, qui entraîne les vies dans un élan de projet, de partage, de luttes. La mémoire qui est nécessaire parce qu’elle enracine, mais qui doit s’articuler avec l’espérance pour ne pas être nostalgie, regrets, regard figé en arrière. L’espérance qui est nécessaire car elle libère, mais qui doit s’articuler avec la mémoire pour ne pas être feu de paille ou course folle dans le mur des illusions.
Notre temps est dramatique, qui oublie la mémoire et qui abandonne l’espérance, quand les hommes sont ballottés au jour le jour dans un chacun pour soi mortifère, à une amnésie désespérée qui paralyse, fragilise, rend vulnérable aux « Amalec » contemporains que sont le culte de la consommation – sinon on n’existe pas –, le « faire » posé comme lieu essentiel de la vie, qui prend le dessus sur l’« être » et la relation, la parole dévaluée – mensonge ou vide de la « communication » –, les tentations de repli identitaire… Il nous faut être attentifs à ce qui, dans l’évolution de notre monde (et aussi dans notre vie d’Eglise), est ainsi, à nouveau, Rephidim et Amalec.
Ici, l’articulation mémoire et espérance est plus que jamais nécessaire.
La mémoire est essentielle : « que l’on se souvienne » de la victoire contre Amalec, dit Dieu, car il y aura toujours guerre contre lui. Le souvenir de la victoire est gage d’espérance dans les luttes qui continuent dans ce monde avant-dernier, où le mal et la souffrance se mêlent aux joies et au partage. Se souvenir, c’est rester forts et confiants.
L’espérance est essentielle : « j’effacerai le souvenir d’Amalec », dit Dieu, dans un temps ouvert, à venir, porteur d’espace. La confiance dans la promesse est source de vie possible, l’engagement est porté par cette attente sereine d’un temps où Amalec ne sera définitivement plus.
Bible et Eglise
C’est essentiel, et le récit nous donne deux jalons pour le vivre.
Ecrire dans le livre. Après la victoire contre Amalec, le Seigneur demande à Moïse d’écrire le souvenir de cette bataille dans un livre (v. 14). On ne sait pas de quel livre il s’agit, c’est la première fois dans la Bible qu’il en est question. Il ne faut pas sur-interpréter, on ne peut pas dire qu’il s’agit là du début de la Bible. Mais pour nous cela fait signe. L’importance du livre comme lieu de la mémoire. L’Ecriture, sa lecture, son étude, sa méditation, sa transmission, au centre de ce qui construit la théologie.
Bâtir un autel. Moïse bâtit un autel (v. 15), il pose en ce lieu une trace de mémoire, un repère dans l’histoire. Un lieu de culte rendu à Dieu, de reconnaissance, de don. Un lieu posé sur la route, qui permet de continuer à avancer. Là aussi, il ne s’agit pas de sur-interpréter. Mais pour nous cela fait signe, qui dit l’importance du culte, de la relation de reconnaissance et de confiance dans le Seigneur, la communauté rassemblée pour partager son espérance, l’Eglise.
L’Ecriture et l’Eglise. La Parole qui nous rejoint dans notre existence et la communauté qui fait place à chacun, un lieu où l’on entend résonner l’Evangile et où l’on sent accueilli, une mémoire vive et des frères et sœurs qui vivent l’espérance, voilà ce dont nous avons besoin. Le reste est donné par surcroît.
4 – Porteurs de paix
Ce récit résonne ainsi aujourd’hui, dans notre monde encore traversé de tant de violence, de guerre et de doute. Il nous appelle à la vigilance dans les moments de langueur et de doute, au soutien mutuel dans les moments de fatigue existentielle, à l’articulation de la mémoire et de l’espérance, dans la lecture de la Bible et le rassemblement en Eglise.
Et dans ma foi chrétienne, ce texte résonne particulièrement en Christ. Jésus a traversé lui-même la faim, le doute, la peur, la mort sur la croix. Jésus ressuscité a ouvert la voie d’une espérance sans fin partout où le combat semblait perdu. Jésus a prié, a enseigné, a guéri, a combattu. Jésus a ressemblé ses disciples, tous plein d’envie et de faiblesses, pour les appeler ensemble à être signes, instruments et avant-goûts du Royaume. Jésus leur a donné sa paix.
Jésus nous donne sa paix. A notre tour, dans la suite de Moïse, Aaron, Hour, Josué et les combattants dans la pleine, à la suite de Jésus et ses disciples, à la suite de toutes les générations qui nous ont précédés, de poursuivre le combat contre Amalec-le-doute en nous et dans ce monde, unis en Jésus-Christ qui nous rends porteurs de sa paix.
Que la paix de Dieu soit sur nous ; que la paix de Dieu soit en nous ; que la paix de Dieu soit par nous !
Amen.