Soif de liberté ou désir de sécurité : quelle vie choisir ?
Lectures :
- Exode 14, 10-14
- 1 Samuel 8, 10-20
- Jean 8, 31-36
Pour votre sécurité, veuillez signaler tout comportement suspect ! Pour votre sécurité, veuillez ne pas vous approcher ! Pour votre sécurité, veuillez ouvrir vos sacs ! Pour votre sécurité, veuillez montrer vos papiers ! Voilà des phrases que nous entendons à longueur de journée, à la radio, dans les haut-parleurs du métro, dans chaque espace de notre vie… Des phrases devenues banales, auxquelles on s’habitue vaille que vaille. Ainsi est notre quotidien.
Et voici les phrases à venir : Pour votre sécurité, veuillez déclarer vos idées, vos relations, vos engagements ! Pour votre sécurité, veuillez ne plus bouger ! Pour votre sécurité, veuillez renoncer à vos libertés !
1. La sécurité contre la liberté
Ainsi est notre monde. Nous glissons vers une société de peur, de méfiance, de surveillance. C’est un phénomène mondial, qui nous touche aussi ici. Nous allons d’état d’urgence en état d’urgence, en raison des attentats, de la crise sanitaire, bientôt de la crise climatique, et certains réclament un état d’urgence sécuritaire dès qu’il y a un fait divers. Les mesures d’exception deviennent mesures permanentes, et sans cesse les lois de surveillance, de méfiance et de contrôle se multiplient et se durcissent.
Nous laissons faire sans protester. Certes, nous ne sommes pas naïfs et nous savons bien qu’il est des personnes dangereuses qu’il faut empêcher de nuire ; mais nous savons aussi qu’il n’est pas viable de dériver vers une société de méfiance où tout le monde est suspect. Pourquoi consentons-nous si facilement à la perte des libertés ? Sans doute sommes-nous en partie anesthésiés par la crise sanitaire ; sans doute sommes-nous rassurés parce que l’on nous dit que c’est pour notre bien ; et puis nous avons l’impression que nous n’avons rien à craindre personnellement si nous sommes honnêtes, conformes, bien-pensants… Ainsi, nous nous replions sur nous-mêmes, alors que toute l’Ecriture nous appelle à nous ouvrir à l’autre. Toute l’Ecriture !
Je vous propose d’écouter cette Ecriture qui concerne notre vie, pas seulement notre rapport personnel à Dieu mais aussi notre vie collective, notre histoire, notre société humaine. Je vous propose de laisser résonner l’Ecriture à cet endroit de notre temps qui est le glissement de plus en plus rapide vers une société où, au nom de la sécurité, on rogne nos libertés ; où, pour notre propre sécurité, nous acceptons de perdre notre liberté. Je vous propose de recevoir l’Ecriture comme parole d’un Dieu qui nous appelle à la pensée, à la réflexion, à l’engagement responsable dans ce monde, ici et maintenant, comme cela a été le défi de chaque génération.
2. Ouvrir la Bible
Alors j’ouvre ma Bible. Et ce que j’y trouve me bouleverse, parce que ce qui y a été écrit il y a plusieurs millénaires nous parle aujourd’hui ! Devant les tensions qui travaillent notre société, la Bible nous rappelle des fondamentaux et nous ouvre des perspectives.
a. La tentation du pouvoir
Je trouve dans la Bible le rappel fort que tout pouvoir a tendance à vouloir être absolu, à contrôler puis à éliminer ceux qui lui résistent, ceux qui ne se soumettent pas. Depuis Caïn qui tue Abel son frère, au tout début de la Genèse, jusqu’à l’Apocalypse, tout à la fin du Nouveau Testament. Nous lisons l’Apocalypse dans le groupe biblique du lundi et nous y cheminons dans ce texte ardu et ardent, touffu et complexe, écrit de résistance destiné à soutenir l’espérance des chrétiens persécutés dans l’Empire romain, cet empire qui contraint tous ses sujets à adorer l’empereur comme un dieu et qui persécute ceux qui ne veulent pas se soumettre à cela.
Notre groupe biblique du mercredi soir, lui, lit cette année le 1er livre de Samuel. Ce livre nous rapporte des épisodes qui se déroulent aux alentours du XIe siècle avant notre ère. Au cœur de ce livre se tient un basculement dans l’histoire du peuple hébreu. Les hébreux expriment un désir fort : ils veulent être comme les autres peuples, c’est-à-dire avoir un roi qui les conduise. Ils font cette demande à Samuel, le prophète. Celui-ci, de la part de Dieu, les met en garde, très fortement. Avoir un roi, vouloir un pouvoir humain fort, c’est accepter d’en devenir son esclave : le roi prendra vos fils pour en faire ses soldats et ses ouvriers, vos filles pour en faire ses domestiques, le meilleur de vos biens pour les donner à sa cour, vos animaux pour ses travaux, et ainsi « vous deviendrez ses esclaves » (1 S 8, 18).
Ce récit alerte sur la prétention de tout pouvoir humain. Un roi aura le pouvoir et en voudra toujours plus. Mais les hébreux persistent dans leur désir et Saül, le premier roi, va se mettre à agir sans penser à Dieu, il va vouloir asseoir son pouvoir… et cela va enclencher des catastrophes, des défaites, des souffrances. Les livres de Samuel, comme toute l’Ecriture, nous mettent en garde contre la pente naturelle de tout pouvoir, celle de devenir totalitaire. Ce qui arrive aux hébreux sous le règne de Saül va leur arriver sous chaque roi, même les plus fidèles, qui laisseront le pouvoir leur monter à la tête. Toute l’Ecriture nous le dit : attention ! Toute l’histoire humaine le montre, autrefois comme aujourd’hui. L’histoire du protestantisme en France en est un exemple douloureux, quand le roi Soleil, le monarque absolu, a voulu éliminer ses sujets qui, pourtant loyalistes, ne pensaient pas pleinement comme lui car ils mettaient leur foi en Dieu dans une liberté de conscience absolue.
Ce que cela nous enseigne, c’est que, quel que soit le système politique, la tentation est forte pour ceux qui sont au pouvoir : l’étendre et le confisquer. Cela devrait, portés par l’expérience de l’histoire et par le témoignage de l’Ecriture, nous rendre méfiants, critiques, libres et résistants.
b. La sécurité, tentation régressive
Ce que dit Samuel est une mise en garde destinée à ceux qui veulent s’en remettre à un pouvoir fort. Cela se situe au cœur de la foi, dit Samuel, car vouloir ce roi, vouloir abandonner sa liberté entre ses mains, c’est ne plus faire confiance en Dieu, c’est vouloir le remplacer. Samuel rappelle aux hébreux qui veulent un roi qu’ils abandonnent ainsi Dieu qui est à l’origine de leur libération de l’esclavage en Egypte. C’est Dieu qui a conduit son peuple à travers le désert vers la liberté. En voulant être comme les autres, les hébreux courent le risquent de perdre leur liberté.
Et là, j’ouvre une nouvelle fois ma Bible. Je remonte à l’acte fondateur de la foi des hébreux : la libération de l’esclavage en Egypte. Rappelez-vous : nous sommes au XIIIe siècle avant notre ère, les hébreux sont esclaves depuis plusieurs générations dans ce pays, souffrant sous les coups d’un pouvoir absolu. Et puis Dieu, qui entend leurs cris, appelle Moïse pour les libérer. Cette liberté est dure à obtenir car le Pharaon ne veut pas laisser partir les hébreux. Le pouvoir ne veut jamais donner de la liberté, il faut toujours la lui arracher – là encore toute l’histoire humaine le montre. Finalement, après un bras de fer très dur – les dix plaies – c’est le départ, dangereux – la fuite dans la nuit, les soldats égyptiens aux trousses, l’obstacle de la Mer Rouge – mais les hébreux sont accompagnés par Dieu.
Et là, alors qu’ils arrivent enfin à la liberté, que font les hébreux ? Se réjouissent-ils ? Non : « Ils eurent très peur, ils se mirent à appeler le Seigneur à grands cris et dirent à Moïse : « N'y avait-il pas assez de tombeaux en Égypte ? Pourquoi nous as-tu emmenés mourir dans le désert ? Pourquoi nous as-tu fait quitter l'Égypte ? Nous te l'avions bien dit, quand nous étions encore là-bas : “Laisse-nous tranquilles ; nous voulons servir les Égyptiens. Cela vaut mieux pour nous que de mourir dans le désert.” » (Ex 14, 10-12). Ils entrent en liberté, et ils se plaignent : on était mieux dans l’esclavage en Egypte. Ils veulent retourner à l’esclavage ! Ce n’est pas un coup de fatigue provisoire : ils vont encore le dire six fois, regrettant même de ne pas être morts en Egypte. « Là-bas, disent-ils, nous étions assis près de nos marmites pleines de viande et nous avions assez à manger » (Exode 16, 3). Cette tentation revient encore en Ex 17, 3 quand ils ont soif, en Nb 11, 4-6 quand ils ont faim, en Nb 14, 1-4 quand ils ont peur des habitants de Canaan, en Nb 20, 2-5 quand ils ont encore soif, en Nb 21, 5 quand ils trouvent que la route est trop longue. De manière récurrente, ils regrettent l’esclavage parce que c’était plus confortable que la liberté ! Ils préfèrent la mort à la vie.
Mais ce n’est pas surprenant et Dieu lui-même s’en doutait bien, au moment de la fuite : « Lorsque le pharaon laissa partir le peuple, Dieu ne le conduisit pas par le chemin du pays des Philistins, qui était pourtant le plus proche ; car Dieu disait : Le peuple pourrait avoir du regret en voyant la guerre et retourner en Egypte. » (Ex 13, 17). Ce n’est pas surprenant car, au fond de notre humanité, le désir de sécurité est tapi comme une tentation suprême. Abandonner la liberté pour revenir à l’esclavage, c’est aspirer à une fausse sécurité, puisque l’esclave est toujours en insécurité, il est à la merci du bon vouloir de son maître.
Ce que cela nous enseigne, c’est que la liberté est un chemin difficile et qu’au fond de nous le désir de sécurité est toujours très fort. Si ce désir de sécurité est un retour en arrière, une régression, une illusion aussi car on oublie la souffrance passée, on y replonge avec délectation, alors c’est le lieu même de la perdition et de la mort.
c. Liberté ou sécurité ? Question piège !
Alors faut-il préférer la liberté à la sécurité ? J’ouvre encore une fois ma Bible, et je vois que cette question est un piège. C’est le piège contemporain ; choisir son camp : la sécurité ou la liberté, la responsabilité ou la naïveté, nous ou les ennemis ? Piège terrible qui écrase toute réflexion, toute pensée, toute perspective, tout engagement. L’Ecriture nous appelle à ne pas entrer dans ce piège.
A peine libérés d’Egypte, les hébreux pris de panique veulent retourner en arrière, dans ce qu’ils pensent être la sécurité mais n’est que son inverse. Alors Dieu fait deux choses essentielles pour leur donner une vraie sécurité. Il leur donne la manne, le pain de sa confiance, le signe de sa présence, chaque jour : il marche avec eux (Ex 16). Puis il leur donne une loi, sa Loi, le Décalogue, les Dix Paroles (Ex 20) : les limites qui permettent de vivre la liberté ensemble, non pas comme un liberté égoïste et autocentrée, mais une liberté partagée, qui respecte la place de chacun, celle de Dieu, celle des autres, et par conséquent la mienne. Dix paroles ancrées dans ce Dieu de la liberté, puisqu’elle sont précédées par un préambule : « Je suis le Seigneur ton Dieu, c'est moi qui t'ai fait sortir d'Égypte où tu étais esclave » (Ex 20, 2 et Dt 5, 6).
L’enseignement ici est que la liberté n’est pas le contraire de la sécurité, si cette dernière n’est pas le retour régressif dans l’esclavage mais qu’elle est la place offerte à chacun, avec les limites qui s’imposent à tous et permettent de vivre ensemble en la présence de Dieu.
Liberté et sécurité vont de pair, mais elles sont en tension. Toujours dans notre humanité la sécurité cherche à éliminer la liberté, alors que toujours dans la Bible la liberté est première. Cette tension entre sécurité et liberté traverse toute la Bible car en elle se joue notre foi. Le Dieu biblique est le libérateur, le sauveur, celui qui appelle à la liberté, qui la donne et qui l’accompagne cette liberté. Mais cette liberté n’est pas facile à vivre. Il est plus difficile de marcher dans la liberté que d’être soumis à un autre. Il est plus difficile de vivre que d’être mort. Une fois sortis d’Egypte, une fois libérés de l’esclavage, le chemin sera long ; il faudra quarante de traversée du désert pour entrer en terre promise, et là encore ce sera difficile, il y aura des obstacles, des renoncements, des abandons, des trahisons. L’oubli du Dieu qui libère et la fascination des idoles qui aliènent et enferment. La demande d’un roi au temps de Samuel sera un symptôme de cela, ce roi qui va donner l’illusion de protéger mais qui, dans l’oubli du Dieu qui libère, va entraîner catastrophes sur catastrophe, jusqu’à la perte de tout quand viendra le temps de l’exil à Babylone.
Ce que cela nous enseigne, c’est que ne plus croire en la liberté, s’arrêter, renoncer, c’est ne plus faire confiance en Dieu qui libère et c’est perdre toute sécurité. Renoncer à la liberté est un manque de foi. Vivre dans la liberté, se battre pour rester libres, est un acte de foi.
3. Liberté et paix en Jésus-Christ
Jusque-là, j’ai ouvert l’Ancien Testament. J’ouvre maintenant encore une fois ma Bible, pour lire le Nouveau Testament. Et là encore, le thème de la liberté est l’axe majeur, la liberté de la foi qui est le lieu de la vraie sécurité. Tout cela s’accomplit en Jésus-Christ.
Jésus passe sa vie à rencontrer des personnes qu’il met sur le chemin de la liberté, qu’ils soient esclaves de leur souffrance, de leur condition, du rejet dont ils sont victimes, de leur bonne conscience. Ses paroles sont de vibrants appels à se mettre en route dans l’espérance du Royaume qu’il inaugure, chemin de vie au-delà de toutes les fausses sécurités, de tous les pouvoirs de ce monde, de toutes les peurs, au-delà même du tombeau. A Pâques, la mémoire de la libération de l’esclavage en Egypte devient sortie du tombeau, liberté de vivre, d’aimer, d’espérer. Jésus accomplit la promesse de liberté de l’Ancien Testament, il l’offre à tout le monde, et ses disciples vont la porter jusqu’au bout de la terre, malgré les oppositions, les lois humaines qui vont les persécuter, les pouvoirs qui se prennent pour Dieu et veulent les éliminer.
En Christ, la présence de Dieu, par la confiance quotidienne qu’il offre et ses paroles qui structurent, nous permet de vivre une liberté qui est paix partagée. Le Christ nous dit : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jean 8, 31-32). Libres, pleinement.
L’apôtre Paul, qui évoque « la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rm 8, 21), développera le fait que cette liberté est faite d’attention à l’autre, quand il dira aux chrétiens de Corinthe meurtris par les divisions et les condamnations mutuelles que « tout est permis mais tout n’est pas utile » : tout est permis, nous sommes fondamentalement libres ! Et cette liberté, vivons-là dans le souci du plus faible, du plus fragile (1 Co 10, 23-33). Libres, avec et pour les autres.
Conduisez-vous comme des gens libres ; cependant, n'utilisez pas votre liberté comme un voile pour couvrir le mal, mais agissez en serviteurs de Dieu. (1 Pierre 2, 16)
Et l’apôtre Pierre écrira : « Conduisez-vous comme des gens libres ; cependant, n'utilisez pas votre liberté comme un voile pour couvrir le mal, mais agissez en serviteurs de Dieu. » (1 P 2, 16). Libres avec les autres, en la présence de Dieu.
On pourrait ici multiplier les citations, tant le thème de la liberté que donne le Christ est au cœur de l’Evangile, et tant la sécurité que donne sa présence nous aide à vivre ici-bas les uns avec les autres, non pas dans la méfiance généralisée mais dans la confiance démultipliée. Ces textes nous disent que la liberté que donne le Christ est fondamentale, et que c’est un acte de foi que de se battre pour la liberté en évitant le piège de l’opposer à la sécurité. Car la vraie liberté apporte la vraie sécurité. Une sécurité qui n’est pas méfiance, surveillance, punition, mais confiance, rencontre des différences, émancipation. Une liberté qui n’est pas chacun pour soi dans la peur de l’autre, mais souci de l’autre dans la fraternité. Je le crois profondément : prendre la responsabilité de lutter pour cette liberté, c’est répondre à celle que le Christ nous donne et c’est créer les conditions d’une vraie sécurité, pour nos vies personnelles comme pour notre vie en société.
Ainsi remis en confiance, puissions-nous dire avec l’auteur de la Lettre aux Hébreux : « Nous ne sommes pas de ceux qui retournent en arrière et vont à leur perte. Nous sommes de ceux qui croient et sont sur la voie du salut. » (Hb 10, 39). Puissions-nous le dire, le vivre et partager la liberté reçue de Dieu, car là est la vraie sécurité. Jésus qui nous dit que la vérité nous rendra libres nous dit aussi qu’il est la vérité (Jean 14, 6), et il nous dit dans le même élan : « je vous donne ma paix » (Jn 14, 27). Que la paix du Christ nous donne de vivre libres, et forts pour lutter pour lutter ensemble pour la paix et la liberté sur notre terre !
Amen.