Supportez-vous les uns les autres
Supportez-vous les uns les autres
Textes biblique du jour :
2 Rois 4, 42-44
Ephésiens 4, 1-6
Jean 6, 1-15
Pentemont-Luxembourg, 28 juillet 2024.
Prédication du pasteur Christian Baccuet.
Si on devait résumer l’éthique chrétienne en une expression, on penserait sans doute à « aimez-vous les uns les autres »… Et voilà que l’auteur de la lettre aux Ephésiens nous dit : « Supportez-vous les uns les autres » (Eph 4, 2) ! Cela paraît moins fort. Plus réaliste peut-être… Et comme un clin d’œil, ce passage est lu aujourd’hui, alors que viennent de commencer les Jeux Olympiques !
1. « Supportez-vous les uns les autres »
« Supportez-vous les uns les autres », cela résonne en deux dimensions, dans le grec biblique, comme dans notre langue française. Cela évoque l’encouragement du supporter qui encourage son équipe ou son athlète favori, qui le pousse à gagner. Et cela évoque aussi le fait de prendre sur soi pour supporter ceux qui sont insupportables, qui nous pèsent. Et ils existent !
a. Pas « contre » mais « pour »
Oui, il est bien des personnes et des situations insupportables dans ce monde. Et ces dernières semaines dans notre pays en sont symptomatiques, notamment dans le domaine politique, dans les médias et sur les réseaux sociaux, sur le plan des relations interpersonnelles. Mal être collectif, avenir incertain, accroissement des injustices, perte de confiance en la parole… il y a comme quelque chose qui se dégrade, avec les conflits que cela entraîne, les clivages que cela amplifie. Et la tentation forte d’un repli sur soi-même, de la recherche d’un bouc-émissaire, de la vengeance sur plus faible que soi, de faire groupe contre les autres. C’est un des drames de notre temps. On ne cherche pas à construire ensemble, mais à détruire celui ou celle qui est différent, qui pense autrement, qui vit autrement, dont l’existence même nous paraît insupportable. C’est comme si nous obéissions à un mot d’ordre : battez-vous les uns contre les autres, détruisez-vous les uns les autres.
L’auteur de la lettre aux Ephésiens, comme à contre-pied, écrit : « Supportez-vous les uns les autres ». J’entends dans cette phrase un condensé de notre foi.
Celui qui l’écrit, sans doute un disciple de Paul dans les années 80-90 de notre ère, est alors en prison. Il est maltraité à cause de sa foi en Christ. Il sait qu’il n’est pas facile de vivre l’Evangile. Du fond de sa prison, il écrit aux chrétiens d’Ephèse pour les encourager dans leur foi. Ephèse est alors une très grande ville d’Asie Mineure, qui compte sans doute entre 200 000 et 300 000 habitants. Des populations de toutes origines y vivent, des cultes de différentes religions s’y croisent, les clivages sociaux sont forts, les tensions et les conflits nombreux. Comme aujourd’hui !
En cette fin du 1er siècle de notre ère, deux problématiques sont importantes pour la poignée de Chrétiens qui vivent dans cette ville : Comment vivre sa foi dans ce monde ? Et comment rester unis ? Deux questions qui sont encore les nôtres aujourd’hui !
b. Comment vivre sa foi ?
Comment vivre sa foi dans le monde ? Dans ce monde de concurrence, de performance, d’élimination, où quelques-uns gagnent et les autres sont laissés de côté, faut-il jouer le jeu de cette compétition féroce, se placer sur la ligne de départ pour gagner contre les autres ? Plus vite, plus haut, plus fort que les autres (pas dans un jeu mais dans la vraie vie) ? « Soyez toujours humbles, doux et patients », écrit l’auteur de la lettre aux Ephésiens (v. 2). Humilité, douceur et patience, les contre-valeurs de son temps. Contre-valeurs aujourd’hui encore. Mais valeurs profondes de l’Evangile.
L’humilité, ce n’est pas l’humiliation, le fait d’être écrasé, le pouvoir laissé au plus fort ; l’humilité, c’est être à sa juste place, c’est faire place pour d’autres que soi-même, c’est permettre une vraie relation. La douceur, ce n’est pas la mièvrerie de celui ou celle qui s’émerveille de tout ou s’écrase devant les brutes ; la douceur, c’est la juste relation aux autres, qui leur permet d’être en lien authentique. La patience, ce n’est pas l’immobilité passive, c’est la dynamique qui fait place au temps, dans la confiance en ce qui peut se construire ; la patience, c’est ce qui permet à l’autre de cheminer, lui aussi, dans une juste relation.
Humilité, douceur et patience sont des manières d’être qui font place à l’autre. Des manières d’être, une éthique, donc. Une éthique relationnelle. Une éthique du vivre ensemble. Une éthique dont le but est de pouvoir vivre les uns avec les autres. Une éthique possible car son origine est le Christ : « vous que Dieu a appelés, conduisez-vous d’une façon digne de cet appel » (v. 1). Vivre sa foi en Christ dans le monde, c’est être humble, doux et patient. Dans notre monde, ce n’est pas rien. C’est même l’essentiel. Il y a tant à réparer, tant de fractures, de brisures, de souffrances. Etre humble, doux et patient, c’est lutter contre ce qui, dans ce monde, est violence et injustice. Lutter contre, pour construire. Lutter avec pour ouvrir à l’avenir.
Martin Luther King, quelques jours avant sa mort, a dit : « Nous sommes devenus voisins par nos progrès scientifiques et technologiques. Et maintenant, par notre engagement moral et éthique, nous devons faire de ce voisinage une fraternité. Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. Nous sommes liés en un réseau de mutualité auquel il est impossible d'échapper. Nous participons tous d'une même et unique destinée. »[1]
Se supporter les uns les autres avec amour. « Amour », je vous le rappelle, n’est pas dans le grec biblique un nom de sentiment, mais un engagement de volonté, de respect, de justice, de solidarité, ἀγάπη (agapè). Comment vivre sa foi dans le monde ? Etre et agir les uns avec les autres pour que ce monde soit plus juste. Plus vite, plus haut, plus fort… ensemble !
c. Rester unis
La deuxième problématique est liée. C’est celle de l’unité. Comment rester unis, quand le temps passe, que le découragement peut s’installer, que les différences peuvent devenir séparatrices, que les choix éthiques différents peuvent devenir divergents, que l’ambiance du monde gangrène même l’Eglise, transformant la richesse de la diversité en division, transformant le frère ou la sœur qui pense différemment en personne insupportable à éliminer ? Le terrain est particulièrement glissant dans ce temps de durcissement des identités, de clivages sur les choix politiques ou éthiques.
« Efforcez-vous de maintenir l’unité que donne l’Esprit », écrit l’auteur de la lettre (v. 3). Importance de l’unité, du lien, de la communion. Ce n’est pas facile : efforcez-vous de maintenir. Mais c’est le fruit de l’Esprit saint, paix donnée par la présence de Dieu sur nous, en nous, par nous. Le même Dieu qui nous lie les uns aux autres. « Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même qu'il y a une seule espérance à laquelle Dieu vous a appelés. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; il y a un seul Dieu, le Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous et demeure en tous » (v. 4-6). Comment mieux ancrer l’unité entre nous dans l’unité dans l’Esprit ? Comment mieux fonder la communion spirituelle qui, au-delà des divergences, dans les différences, se donne comme manière de vivre la foi ?
Etre humbles, doux, patients, rester dans l’unité spirituelle, ce n’est pas facile. C’est pourquoi l’exhortation à se supporter les uns les autres est essentielle. Elle dit la difficulté : il y a des personnes insupportables. Elle dit l’horizon : vivre et lutter ensemble. Elle dit le moyen : se supporter les uns les autres. Les uns les autres. Ensemble.
2. Deux récits de partage
Je retrouve cela dans les deux récits qui nous sont proposés ce matin. Deux récits qui se font écho, l’un dans l’Ancien Testament et l’autre dans le Nouveau. Deux récits de manque et de partage, de confiance et d’unité.
a. La peur…
Un épisode de la vie du prophète Elisée, qui se passe au IXe siècle avant notre ère, dans un temps de famine ; une centaine de personnes, et un homme qui a seulement vingt petits pains et un sac de farine. Un épisode de la vie de Jésus, presque le même, en, plus spectaculaire : environ 5 000 hommes, et un enfant qui a seulement cinq pains et deux poissons.
Image de notre temps. Beaucoup de personnes à nourrir, l’immense majorité qui n’a pas assez, et une poignée qui possède tout. Dans une telle situation, celui qui a peu garde pour lui. Situation de notre monde aujourd’hui. Nous qui avons presque tout, nous nous crispons dessus face à l’immense partie de l’humanité qui vit dans le dénuement. Nous nous replions sur nous-mêmes car nous avons peur de perdre. Comment partager ? On n’y arrivera pas, nous dit la peur – ou la raison qui tente de justifier cette peur et l’égoïsme qu’elle cache.
Même question qu’au temps d’Elisée : « Comment nourrir cent personnes avec cela ? » (v. 43). Même question qu’au temps de Jésus, avec Philippe : « Même avec 200 pièces d'argent, nous n'aurions pas de quoi acheter assez de pain pour que chacun d'eux en reçoive un petit morceau » (v. 7). Et avec André : « Il y a ici un jeune garçon qui a cinq pains d'orge et deux poissons. Mais qu'est-ce que cela pour un si grand nombre de personnes ? » (v. 9). Ce n’est pas raisonnable, cela ne marchera pas. La peur condamne à garder pour soi.
b. … ou la confiance
Mais voilà la confiance en la parole d’Elisée : « Partage ! » (v. 43). Et voilà la confiance dans le geste de Jésus qui « prit les pains et, après avoir remercié Dieu, les distribua ceux qui étaient là. Il leur donna de même du poisson, autant qu'ils en voulaient » (v. 11). Et voilà que chacun mange à sa faim, et il y a des restes.
On appelle improprement ces deux récits « multiplication des pains », mais il n’est nullement question ici de multiplication de la nourriture. Il est question de la possibilité de nourrir chacun, d’avoir en fait suffisamment de quoi nourrir tout le monde, et même davantage que ce qu’il faut puisqu’il y a des restes.
Est-ce un miracle ? Miracle de la confiance et du partage. Un « signe », comme l’écrit Jean l’évangéliste (v. 14). Un miracle, c’est dangereux, car le spectaculaire l’emporte. Dans notre société de spectacle et de pulsions, nous attendons des miracles, nous les espérons, et nous désespérons de déception. Un signe, c’est ce qui indique un chemin. Le chemin de la confiance et de la solidarité. Solidarité possible parce qu’ici un homme avait quelques pains et que le serviteur d’Elisée les a distribués. Parce que là un enfant avait quelques pains et poissons et que la foule et les disciples ont écouté Jésus. Solidarité possible aujourd’hui parce qu’un homme, une femme… chacun, chacune de nous ! Signes de la présence active de Dieu par la confiance de quelques-uns en lui. Pas contre les autres mais pour eux. Avec eux. Signes que nous sommes appelés à être.
3. Un appel impératif
« Supportez-vous les uns les autres ». Portez-vous mutuellement. Soutenez-vous avec amour. Pas entre nous contre les autres mais ensemble en notre humanité, dans sa diversité de convictions, d’engagements, d’origines, d’aimable et d’insupportable. Car, vous l’aurez remarqué, ni dans l’épisode du 2ème livre des Rois ni dans celui de l’évangile de Jean il ne nous est dit que ceux qui sont nourris le méritent, sont de bons croyants, des gens qui se comportent bien. Ils ont faim, c’est tout. Ils ont faim et nous avons suffisamment de foi pour les nourrir. Partager est un principe éthique. C’est ce qui doit conduire nos choix politiques et nos engagements citoyens. Ils sont forcément divers, il est légitime que nous ayons des options différentes pour faire vivre ce principe. L’essentiel est que nous nous engagions humblement, avec douceur et patience, nous supportant les uns les autres avec amour, nous efforçant de maintenir l’unité que donne l’Esprit saint par la paix qui nous lie les uns aux autres.
L’auteur de la lettre aux Ephésiens ne fait pas ici une proposition pour celles et ceux que cela intéresse. Il appelle à la traduction concrète de notre foi en Christ. Dans la suite des prophètes de l’Ancien Testament, dans la suite des paroles et des gestes de Jésus, vivre et partager l’Evangile dans ce monde n’est pas une option. C’est un principe de base. C’est la source de l’éthique chrétienne. C’est un appel qui nous engage. Supportons-nous les uns les autres. Nous que Dieu a appelés, conduisons-nous d’une façon digne de cet appel (v. 1) !
Amen.
[1] Discours à la Cathédrale nationale, Washington, 31 mars 1968.