"Une femme mise à l'écart"
Une femme mise à l’écart
Lecture : Marc 5, 25-34
Prédication du pasteur Christian Baccuet.
Cycle « Femmes d’Evangile », 1/4
Pentemont-Luxembourg, 4 août 2024
Voici l’histoire d’une femme qui contient l’histoire de beaucoup de femmes. Une histoire de violence et de souffrance, l’histoire d’une rencontre et d’une guérison, l’histoire d’une transformation de la violence en tendresse.
1. Violence et souffrance
C’est d’abord une histoire de violence et de souffrance. On pense souvent que la violence est avant tout une histoire de coups, d’agression et de destruction physique. Mais la violence est bien plus profonde. Ce qui peut détruire des vies est multiforme. Ainsi est la situation de la femme qui est au cœur de notre récit, dans l’évangile de Marc. Peu de mots, mais qui disent beaucoup sur la violence qui l’écrase.
Violence de le souffrance physique, d’abord, puisqu’elle est atteinte d’une maladie ; elle a « des pertes de sang » (v. 25). On ne sait pas exactement de quelle maladie il s’agit, mais le texte précise que cela fait douze ans qu’elle souffre de ce mal. Ce n’est pas une maladie ponctuelle, c’est un mal qui la ronge dans la durée. Douze ans de souffrance, c’est une éternité.
Cette souffrance est doublée par la violence des soins qu’elle a subis en vain, de la part de nombreux médecins (v. 26). Violence de l’espoir et de la déception, peut-être aussi des multiples traitements ; le texte ne précise pas s’ils sont l’affaire de médecins incompétents ou dépassés, mais toujours est-il qu’après l’intervention de tous ces spécialistes, elle va encore plus mal.
Et comme si cela ne suffisait pas, elle se trouve ruinée d’avoir tant consulté (v. 26). Violence de la pauvreté qui frappe cette femme qui était sans doute riche au départ, puisque dans l’antiquité le recours aux médecins était onéreux, et n’était pas remboursé par une solidarité collective. Seules les personnes de classes aisées pouvaient se payer le luxe de consulter un médecin.
Violence de la souffrance physique, violence des traitements impuissants, violence du dénuement matériel. Ce n’est pas tout. Une violence plus sournoise et peut-être plus grande l’écrase. C’est celle de l’isolement social. Cette femme souffre d’une maladie de sang, ce qui la rend impure, ainsi qu’il est écrit dans la Loi de Moïse : quand une femme a des pertes de sang, elle est impure et un homme ne doit pas s’approcher d’elle sinon il devient impur à son tour, et tout ce que touche cette femme est impur et toute personne qui touche un objet devenu impur à cause d’elle est également impur (Lévitique 15, 19-27). Cette règle religieuse interdit à toute personne de s’approcher d’une femme qui a une perte de sang.
Les normes prescrites au nom de Dieu l’isolent. Violence de la condamnation, de la ségrégation, de la mise hors de la société. Pour nous qui sommes des êtres relationnels, l’isolement est sans doute la plus forte des violences. La société non seulement ne sait pas l’aider pour qu’elle soit correctement soignée, non seulement la ruine sur le plan économique, mais encore la stigmatise et l’isole.
Et comme pour signifier cela, on ne sait pas comment elle s’appelle ni d’où elle vient. Dans une culture où le nom et le lieu d’origine sont fondamentaux, elle n’a pas d’existence.
Tant de violence subie ne peut qu’écraser. Cette femme est fragilisée psychologiquement. Elle « tremble de peur » (v. 33), littéralement elle est « effrayée » et « tremblante ».
Voilà cette femme, dans laquelle beaucoup de personnes peuvent se retrouver entièrement ou en partie. Cette femme qui représente tant de victimes à travers le monde, malades, stigmatisées, rejetées.
Dans une telle situation de souffrance physique et de rejet social et religieux, ce qui est attendu en général c’est que la victime se soumette, prenne sur soi, garde le silence. Protester contre une situation d’injustice est mal vu, parler plutôt que se taire est incongru. Combien longtemps dans l’histoire humaine, et encore aujourd’hui dans de nombreux pays, les femmes victimes des hommes ou de la société ne devaient rien dire sous peine de passer pour celles qui, hystériques, perturbent l’équilibre du monde ? On voit encore cela trop souvent de nos jours, ici même. Tu souffres, mais sois belle et tais-toi. Reste à ta place. Ne nous dérange pas. La violence est là, certes, mais garde la pour toi, disent ceux à qui cette violence convient, soit parce qu’elle comble leur désir de puissance soit parce qu’ils ont peur d’être dérangés. Et la victime intègre cela, elle endure en silence.
Cela m’interpelle, en tant qu’homme. Aussi en tant que chrétien puisqu’ici c’est un système religieux qui enferme cette femme dans sa souffrance. Comment aujourd’hui nos systèmes religieux ou culturels, nos conceptions du monde et de Dieu, nos repères de « bien-pensants » nous poussent à dire ce qui est pur ou impur, autorisé ou non, scandaleux ou non, qui est digne d’être accepté et qui est condamné à être rejeté ? Comment nos doctrines, notre éthique, nos paroles, ou nos comportements enferment au lieu de libérer, écrasent au lieu de soutenir, rejettent au lieu d’accueillir, stigmatisent au lieu d’aimer ? Et la violence encore s’accroit et isole.
Ce récit est plein de violence et il n’est pas le seul dans la Bible. On critique parfois ce livre à cause des récits de violence qu’il contient. Mais s’il en contient tant, c’est que notre humanité est plongée dans la violence. La Bible est un livre qui nous parle parce qu’il parle de nous. Parlant de l’humanité, il parle nécessairement de la violence. Mais un récit comme celui-ci n’en parle pas pour la justifier. Il en parle pour la dire, la révéler, et ainsi pouvoir en sortir.
2. Rencontre et guérison
Une histoire de violence et de souffrance… mais aussi l’histoire d’une rencontre et d’une guérison. On pourrait penser que la vie, pour cette femme, est finie. Mais voilà que, dans un sursaut d’espoir, elle va prendre une initiative folle. Elle n’a plus rien à perdre, alors elle fait ce que toute personne malade et sans le sou fait au temps de Jésus : tenter de s’approcher d’un guérisseur. Elle a entendu parler de Jésus alors elle vient tenter sa chance.
Mais son geste est risqué : elle est impure, elle n’a rien à faire dans une foule où elle risque de contaminer les autres, elle n’a pas à toucher le vêtement de Jésus sauf à le rendre lui aussi impur. Elle franchit un interdit. C’est pour cela qu’elle est effrayée et tremblante quand elle est découverte (v. 33).
Elle a fait ce que son élan de vie l’a poussée à faire, toucher le vêtement de Jésus. On dit d’elle que son impureté est contagieuse, mais peut-être que la grâce qu’apporte Jésus est elle aussi contagieuse ? Toucher son vêtement, c’est le toucher lui, c’est recevoir de lui sa force de vie. « Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée ! », se dit-elle (v. 28), dans la double résonnance du verbe grec σῴζω (sozo) qui signifie aussi bien « guérir » que « sauver ».
Il se joue dans ce contact avec Jésus quelque chose pour elle de la guérison : sa perte de sang s’arrête aussitôt, elle sent dans son corps qu’elle est guérie de son mal (v. 29). Il se joue aussi quelque chose du salut. C’est-à-dire de la relation juste avec Dieu, en Jésus-Christ, qui permet une relation juste avec soi-même, et par conséquent avec les autres. C’est la force vitale de Jésus qui sort de lui pour habiter celui ou celle qui la reçoit, force de vie plus forte que la force de mort.
Et ce salut se joue dans ce récit autour de la réaction de Jésus. Cette réaction est centrale dans le texte. C’est elle qui fait tout basculer. Dans le contexte de rejet religieux absolu de cette femme impure, c’est le contre-pied que prend Jésus. Il sent la force vitale qu’il partage, et il s’intéresse à celle qui en est bénéficiaire. On pourrait penser qu’au milieu de la foule, il est touché par d’innombrables personnes. C’est d’ailleurs ce que lui disent ses disciples, qui sont surpris par la question que pose Jésus : qui m’a touché, question redoublée comme pour dire toute son importance (v. 30 et 31).
Qui m’a touché ? Quelle belle question ! On sent qu’elle n’est pas une question de curiosité mais d’intérêt porté à quelqu’un. Elle n’est pas la question de quelqu’un qui a peur d’avoir été contaminé. Elle n’est pas une question d’inquisiteur fondamentaliste préoccupé de faire respecter les règles religieuses en débusquant et punissant le coupable – ce qui aurait dû se passer, d’où la peur de la femme de s’être fait prendre en flagrant-délit. Elle est une question de relation. Que son vêtement ait été touché touche personnellement Jésus. Alors il veut entrer dans une relation de personne à personne avec cette femme. Il demande, et il cherche : il se retourne (v. 30), il regarde autour de lui pour voir celle qui a fait cela (v. 32).
Et cet intérêt pour cette femme inconnue et rejetée crée la relation : elle se jette à ses pieds. Pour elle, c’est pour implorer grâce d’avoir désobéi à la loi religieuse impitoyable. Pour lui, c’est l’offre d’une parole qui libère. Elle lui dit alors toute la vérité (v. 33). Elle peut lui dire toute la vérité. On sent là qu’il ne s’agit pas seulement de l’aveu de sa transgression, mais de la décharge de tout le poids qui l’écrase, de toutes ces violences qui pèsent sur elle, de toute cette négation de son existence, de toute sa vie meurtrie. Elle peut le dire. Elle le dit. Elle n’est plus condamnée au silence, elle reçoit le don de la parole. Elle existe, enfin.
Les récits bibliques où il est question de violence nous permettent de dire la violence. De la déposer. D’en prendre conscience. De la dénoncer. Et de nous en libérer. D’en être guéri. D’en être sauvé. Ils sont salutaires, car la parole est le fondement de notre vie.
3. De la violence à la tendresse
Une histoire de violence et de souffrance qui devient l’histoire d’une rencontre et d’une guérison. En cela, c’st l’histoire de la transformation de la violence en tendresse.
A la fin du récit, Jésus parle à la femme (v. 34). Elle, dont l’existence était niée, reçoit une parole. Une parole qui la met en lien, qui le remet en relation, qui lui redonne une place d’être humain. Car la parole, c’est ce qui est dit mais c’est aussi la relation qui s’établit entre deux personnes. Il lui parle. Il ne craint pas d’être souillé par l’impureté de cette femme. Et ce qu’il lui dit est essentiel.
« Ma fille » : c’est en grec un vocatif, une interpellation, une parole directement adressée à quelqu’un. Parole d’affection, de lien, de tendresse. « Ta foi t’a sauvée » : ta foi, c’est-à-dire la confiance que tu as puisée en toi, malgré tout, malgré ta souffrance, malgré ta pauvreté, malgré le rejet de la société : t’a sauvée : t’a guérie, t’a remise en relation avec toi-même. « Va en paix » : sois libérée de ce qui t’écrase et te tourmente ; va, relève-toi, marche, entre dans la vie, prend le chemin qui s’ouvre devant toi, redeviens vivante ! « Et sois guérie de ton mal » : elle a déjà senti que son mal la quittait (v. 29), mais cela ouvre l’avenir à la guérison de ce qui lui pèse au-delà de la maladie : son rejet, son isolement.
« Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix, et sois guérie de ton mal ». En une phrase, l’Evangile est donné à cette femme. Tu vivais écrasée par la violence, sois désormais portée dans la tendresse.
Sans condition. La loi du Lévitique imposait à la femme, après la fin de la période de perte de sang, de rester encore sept jours isolée, puis d’être purifiée selon un rite religieux précis : apporter à un prêtre deus tourterelles ou deux colombes pour qu’elles soient sacrifiées afin que soit expié le péché de cette femme (Lévitique 15, 28-30). Des rites pour expier le péché ! Encore de la violence. Ici rien de cela. La rencontre avec Jésus, le regard de Jésus, la parole de Jésus suffisent : la femme est guérie est peut aller, sans délai, sans rites. Libre et aimée.
De la violence à la tendresse.
Cette histoire peut être la nôtre, quand nous nous sentons, comme cette femme, perdus dans la souffrance, la douleur, la violence, le rejet. Le Christ nous invite à vivre de la force de sa tendresse, qui fait de chacun, de chacune de nous une personne qui a du prix à ses yeux.
Cette histoire peut aussi être la nôtre, si nous y entendons la violence des règles religieuses qui, à travers le temps et dans toutes les religions, enferment ceux qui sont différents dans des rôles secondaires, effacés, silenciés ; nous le voyons facilement chez les autres, prenons garde à ne pas le vivre chez nous. L’impureté à combattre n’est pas celle que nous croyons voir dans des personnes atteintes de maladie ou dont les réalités de vie sont différentes, dans ceux qui transgressent les règles de bien-pensance que nous aimons édicter. L’impureté n’est pas dans des personnes mais dans le regard que l’on porte sur elles. Elle est dans le rejet de ces personnes, dans le non-accueil, dans le jugement et l’exclusion. Cette impureté-là, il nous faut avec le Christ la combattre de toutes nos forces. Permettre de le toucher, d’être guéri par lui. Vivre et partager sa tendresse.
Comme l’écrit à propos de ce passage la théologienne Priscille Djomhoué, dans un beau texte qui m’a inspiré pour cette prédication : « Jésus invite toute personne qui se réclame de lui ou sympathise avec lui, à entrer dans ce merveilleux programme qui consiste à transformer la violence en tendresse »[1].
Amen.
[1] Priscille Djomhoué, « Jésus dit à la femme mise à l’écart : “Fille !” », dans Elisabeth Parmentier, Pierrette Daviau et Lauriane Savoy (dir.), Une bible des femmes, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 159-174.