Vivre et parler en vérité
Lectures :
- Daniel 7, 13-14
- Apocalypse 1, 4-8
- Jean 18, 33-38
Ce que je dis n’engage que celui qui m’écoute.
Moi, je dis ça je dis rien…
Je viens de prononcer deux phrases terribles. On les entend souvent, elles paraissent banales, mais elles sont d’une grande perversité. Pourquoi ? Parce qu’elles sont l’expression d’une parole faussée.
« Ce que je dis n’engage que celui qui m’écoute » est un déni de la parole, une tentative de prise de pouvoir sur celui qui l’entend. Mais la parole n’est pas rien ; elle engage celui qui la prononce et non pas celui qui la reçoit, sinon elle serait manipulation.
« Je dis ça je dis rien » est une banalisation de la parole, comme si ce que l’on disait n’avait au fond aucune importance. Mais une parole n’est jamais vide de sens, et dire quelque chose ce n’est jamais ne rien dire.
1 – Crise de la parole
Ces deux phrases sont terribles car elles sont symptomatiques du monde dans lequel nous vivons. Un monde où la parole est dévaluée, instrumentalisée, faussée. A force d’« infox » (nouveau nom pour dire « fake news », qui était le nouveau nom pour dire « fausse nouvelle » !), nous ne savons plus si ce que l’on nous dit est vrai. A force de langue de bois, nous avons l’impression que toute parole ne sert qu’à nous noyer dans un océan de flou. A force d’éléments de langage, nous sommes comme obligés de croire que ce qui est mauvais pour nous est fait pour notre bien. A force de communication, nous nous méfions de toute parole, alors que le sens premier du mot « communication » est mise en commun, partage qui suppose la confiance et y contribue.
Nous sommes plongés dans un monde où une nouvelle langue, une « novlangue », se développe : mots qui mélangent français et anglais, phrases qui ne veulent rien dire, slogans qui manipulent la pensée. Vous savez que le terme « novlangue » a été inventé par l’écrivain George Orwell, en 1949, dans son roman d’anticipation « 1984 » qui décrit une société totalitaire, de surveillance permanente, de réduction des libertés. Une société qui, bien sûr, n’a rien à voir avec la nôtre !? Dans ce roman, afin d’avoir maitrise sur les gens, le Parti développe une langue au vocabulaire réduit, aux formules qui tordent le sens ; par exemple : « La guerre, c'est la paix », « La liberté, c'est l’esclavage », « L'ignorance, c'est la force »… Une novlangue dont le but est d’éliminer toute pensée différente, c’est-à-dire, finalement, toute pensée, toute liberté. Cela, bien sûr, n’a rien à voir avec notre temps !?
Nous ne sommes pas exactement en 1984, mais nous plongés dans un univers de slogans, d’invectives, de manipulation. Un temps d’absence de pensée, où la réactivité, l’émotion, l’instant sont élevés au rang de vérités. Monde dramatique que ce monde où la parole est pervertie. Car la parole, c’est la base de la confiance. Confiance dans la dimension objective de ce qui est dit : pouvoir s’appuyer sur la véracité de ce qui est prononcé. Confiance dans la subjectivité de la parole, c’est-à-dire dans la relation authentique entre ceux qui échangent cette parole. S’il n’y a plus cette confiance en la parole et en celui qui la partage, alors pas de véritable vie possible ensemble. Ce mal ronge notre temps et, sans doute, y contribuons-nous nous-mêmes, parfois, là où nous sommes, vivons, travaillons. Même en Eglise peut-être.
Et c’est dramatique car une parole est toujours performative, c’est-à-dire qu’elle produit de l’effet, elle n’est jamais insignifiante. Une parole faussée produit du faux, et le faux produit la méfiance, voire la défiance, la colère, la violence, le déchaînement des pulsions… L’absence de parole vraie conduit à la mort. Notre temps est malade de la parole. Nous traversons une grave crise de confiance. Et c’est dans ce contexte que j’ai reçu les textes qui nous sont proposés à la lecture en ce dimanche.
2 - Trois textes en situation de crise
Au cœur de ce culte, trois textes en situation de crise. La parole y est en crise, et la parole est appel à sortir de la crise. Face à la parole pervertie, la Parole de Dieu se donne comme espérance.
Daniel est un des plus récents livres du Premier Testament ; il date du IIe siècle avant notre ère, au moment où une crise grave est déclenchée par le roi séleucide Antiochus IV, qui entreprend d’helléniser de force la Palestine. En 167, il veut forcer les Juifs à renoncer à leur foi, il interdit la circoncision et le sabbat, il profane le Temple de Jérusalem en y installant une statue de Zeus et il cherche à imposer de sacrifier aux idoles. Daniel appelle cela « l’abomination de la désolation » (Dn 11, 31 ; 12, 11). Dans ce contexte de crise absolue, Daniel écrit dans un style apocalyptique. Vous savez que le mot « apocalypse » ne signifie pas « fin du monde dans des catastrophes horribles » (!), mais qu’il signifie « révélation ». Il vient du verbe ἀποκαλύπτω – apokalupto, « découvrir » ou « dévoiler ». Le genre littéraire apocalyptique est fait d’une langue chargée de symboles, de références à déchiffrer, d’images codées, dont le sens dévoilé est une invitation à l’espérance et à la résistance. Littérature de crise, il est bonne nouvelle pour le lecteur opprimé : l’oppresseur n’aura pas le dernier mot car Dieu est plus fort. Ainsi, dans le passage que nous avons lu, dans une vision – c’est-à-dire un message venant de Dieu – Daniel voit un « fils d’homme » s’approcher d’un vieillard qui figure Dieu et recevoir de lui domination sur le monde entier, pour toujours. C’est un message d’espérance pour le peuple écrasé que de savoir que, malgré la puissance de celui qui l’écrase, c’est Dieu qui l’emportera, c’est-à-dire la vérité, la liberté. Ce message d’espérance est ainsi message de résistance. La figure de ce « fils d’homme » deviendra messianique et, deux siècles plus tard, Jésus se présentera comme étant « le fils de l’homme » en référence directe à Daniel.
Le livre de l’Apocalypse est le livre le plus récent du Nouveau Testament. Ecrit à la fin du Ie siècle de notre ère, il se situe lui aussi en période de crise : la persécution des chrétiens par les autorités romaines. Dans ce contexte, comme autrefois Daniel, l’auteur de ce livre appelle les Eglises à l’espérance et à la résistance, à travers ce même style apocalyptique qui ne consiste pas à annoncer la fin du monde, mais la fin de l’oppresseur, par des images, des visions, des symboles dont le sens est caché aux romains mais est compréhensible par le lecteur de son temps. Nous qui le lisons au XXIe siècle, nous avons perdu les références culturelles immédiates et devons faire un effort de travail biblique pour en retrouver le sens au-delà des interprétations délirantes qui se sont développées au cours de l’histoire. Ainsi, dans le passage que nous avons lu, est-il question, comme dans le livre de Daniel, de la venue de celui qui apporte la présence de Dieu partout sur la terre, pour toujours, et dans lequel les chrétiens confessent le Christ, le fils premier né, crucifié, ressuscité, souverain. Dans un temps de persécution, l’espérance se donne en Jésus-Christ.
Jésus est au centre du passage de l’évangile de Jean que nous avons lu. Il s’agit là aussi d’un moment de crise. Jésus a été arrêté, il a été amené devant Pilate, le préfet romain, pour être interrogé. A l’issue de cet interrogatoire, il sera condamné à mort, fouetté puis exécuté. Dans l’extrait célèbre qui nous est proposé aujourd’hui, Pilate questionne Jésus sur sa royauté. Pilate veut lui faire dire qu’il est le roi des Juifs, accusation grave qui entraîne la peine de mort pour sédition contre l’empereur romain. « Es-tu le roi des Juifs ? ». Jésus sait bien l’intention qui se trouve derrière cette question ; Pilate et les chefs Juifs veulent se débarrasser de lui. Il y répond pourtant, il explique que son Royaume n’est pas de ce monde. Il ne se présente pas sur le même plan que l’empereur Tibère que représente Pilate, il n’est pas un chef de bande séditieux ou un rival politique. « Mon royaume n’est pas d’ici-bas », dit-il. Il confesse donc qu’il est bien roi – et c’est ce que Pilate entend. Il confesse aussi implicitement, et cela Pilate ne le perçoit pas, que son Royaume est d’en haut, c’est-à-dire de Dieu. Royauté bien plus grande que celle de Tibère ! Royauté annoncée autrefois par Daniel, royauté annoncée plus tard par l’auteur de l’Apocalypse : royauté qui met fin à la toute-puissance de tous les pouvoirs de ce monde, pour établir le règne de Dieu, règne d’amour et de justice, sur toute la terre, à jamais. Royauté d’espérance !
3 – La vérité
Pour appuyer cela, Jésus évoque la vérité : « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ce que je dis », dit-il.
« Qu’est-ce que la vérité ? », répondra Pilate dans une réplique célèbre ; c’est le verset qui suit immédiatement notre passage. Cette question est essentielle, même si, dans la bouche de Pilate elle paraît purement rhétorique puisqu’il ne laisse pas Jésus répondre mais qu’il sort immédiatement dire à la foule et aux chefs du peuple qu’il le livre à leur bon vouloir. Bien qu’il l’estime innocent, Pilate finira par le condamner à mort comme « roi des Juifs » (Jn 18, 39 ; 19, 3 ; 19, 14 ; 19, 19), comme s’il n’avait rien écouté des paroles de Jésus. Ce récit me semble rejoindre là le temps dans lequel nous vivons. D’un côté Pilate : une parole de pouvoir sur l’autre, des questions vides de sens, qui ne s’attachent pas à la réponse et conduisent à la mort d’un homme. De l’autre Jésus : une parole au service des autres, des mots qui parlent de vérité, qui appellent à l’écoute et vont déboucher sur la vie.
Cette question de la vérité traverse tout l’évangile de Jean. Le mot « vérité » (ἀλήθεια) s’y retrouve 25 fois. La vérité évoque Dieu : adorer le Père en esprit et en vérité (Jn 4, 23.24), sa parole est vérité (Jn 17, 17). Elle est incarnée par Jésus : la parole a été faite chair, elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité (Jn 1, 14.17), Jean-Baptiste a rendu témoignage à la vérité (Jn 5, 33), Jésus dit la vérité qui vient de Dieu (Jn 8, 40.45.46 ; 16, 7), il est le chemin, la vérité et la vie (Jn 14, 6). Elle se donne en l’Esprit saint : l’Esprit de vérité (Jn 14, 17 ; 15, 26 ; 16, 13). Elle concerne les croyants : celui qui agit selon la vérité vient à la lumière (Jn 3, 21), l’Esprit les conduira dans toute la vérité (Jn 16, 13), ils seront sanctifiés dans la vérité de Dieu (Jn 17, 17.19). Le diable, figure symbolique du mal – qui n’est pas symbolique –, est quant à lui caractérisé par le fait de ne pas se tenir dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en lui (Jn 8, 44).
Quand Jésus parle de la vérité à Pilate, c’est de tout cela dont il parle. Il lui parle de l’Evangile : donné par le Père, apporté par le Fils, vécu dans l’Esprit, il est vérité. C’est-à-dire qu’il est solide, fiable, constant, qu’il est présence, amour, espérance. On peut s’appuyer dessus, on peut construire dessus.
La vie du croyant se développe dans cette vérité, tandis que le mal se développe justement dans l’absence de vérité.
Cette vérité est objective : la force des paroles de Jésus, des textes de la Bible, de l’Evangile, de la Parole de Dieu, est une force qui nous touche, nous édifie, nous bouscule parfois, nous relève et nous envoie ; ainsi que l’écrivait Paul à Timothée : « les Ecritures peuvent te donner la sagesse en vue du salut par la foi qui est en Jésus-Christ. Toute Ecriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour réfuter, pour redresser, pour éduquer dans la justice, afin que l'homme de Dieu soit à la hauteur, parfaitement équipé pour toute œuvre bonne » (2 Timothée 3, 15-17). C’est pourquoi nous lisons la Bible, au centre du culte, dans les groupes de partage biblique du lundi et du mercredi, dans les groupes de maison, dans les différents temps de catéchèse, et aussi, j’espère, chacun dans son quotidien !
Cette vérité est aussi subjective, c’est-à-dire qu’elle est rencontre entre des « sujets » : Dieu et moi, Dieu et nous, nous autour du Christ, l’Eglise dans l’Esprit saint. Cette vérité n’est pas qu’une affaire de contenu, elle est faite de rencontre, de partage, de prière, de méditation, de compagnonnage. Elle est appel à la relation, car elle est elle-même une personne : le Christ, Parole faite chair, est présence de Dieu auprès de nous.
4- Vivre et parler en vérité
Cela résonne fort dans ce monde où la parole est pervertie, déformée, mensongère, où l’autre est instrumentalisé, manipulé, enfermé. L’Evangile est parole vraie, le Christ est Parole de Dieu, et là se trouve notre salut, c’est-à-dire l’espérance et la résistance dans ce monde de crise. Tout n’est pas perdu. Comme dans d’autres moments de crise, la vérité partagée ouvre des horizons nouveaux : rassemblement, délivrance, règne sans fin de Dieu, l’alpha et l’omega (le début et la fin), celui qui est, qui était et qui vient. Merveilleuse promesse dans ce monde fragile, que celle d’une présence solide qui nous relève et nous rend témoins de la vérité.
Car il s’agit bien de cela. Ne pas nous lamenter sur les malheurs du monde, le condamner ou s’en séparer. Mais, au sein du monde, sur cette terre, ici et maintenant, être porteurs d’une parole d’espérance et de reconstruction. Une parole à la fois objective – le poids des mots – et subjective – la force d’un engagement. Une parole qui n’est pas prise de pouvoir mais service, une parole qui ouvre à des relations de confiance, authentiques, constructives, en vérité. Une parole de vérité qui nous engage. Le Christ fait de nous un « royaume de prêtres », dit l’auteur de l’Apocalypse (Ap 1, 6) : il fait de nous des êtres de prière, de louange. « Quiconque appartient à la vérité écoute ce que je dis », dit Jésus (Jn 18, 37) il fait de nous des personnes de vérité, au bénéfice de ses paroles et de sa présence.
Cette vérité se vit dans nos paroles comme dans nos engagements. Dans le livre « Martin Luther King, prophète » que nous avons discuté lors du cercle de lecture de lundi dernier, Serge Molla écrit que ce pasteur, comme tout prophète, « cherchait moins à prendre la parole sur tous les sujets du moment […] qu’à témoigner qu’il avait été pris par une Parole, appelé à en répondre »[1]. C’est pris par la Parole de Dieu qu’il s’est engagé activement dans les combats que l’on connaît, pour la vérité. Non pas une vérité théorique, mais une vérité réelle : chaque être humain est pleinement être humain, et l’Evangile le libère. Mû par la force d’aimer qui lui venait de Dieu, Luther King s’inspirait de la non-violence développée par Gandhi, celle que ce dernier appelait « Satyagraha » – étreinte de la vérité, force de la vérité. La vérité est une force.
Notre engagement comme témoins du Christ se fait dans la vérité, et la force de nos propres paroles et de notre propre présence, au cœur de ce monde, se tient dans la Parole. Oui, dans ce monde où la parole est faible et la confiance meurtrie, si nous sommes pris par la Parole de Dieu nous serons semeurs de vie. Vivre et parler en vérité est notre mission, par fidélité à l’Evangile, par confiance en Dieu et pour l’espérance dans ce temps qui est le nôtre.
Alors, plutôt que de dire : « ma parole n’engage que celui qui m’écoute », disons : la Parole m’engage auprès de celui qui m’écoute !
Plutôt que de dire : « je dis ça je dis rien », disons : je dis ça, je dis l’essentiel !
La Parole du Seigneur est vérité ; qu’il nous sanctifie-nous par sa vérité.
Amen.
[1] Serge Molla, Martin Luther King, prophète, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 234.